Certes toute l’attention est aujourd’hui portée sur les législatives du 15 mai 2022, mais la rencontre récemment annoncée entre le chef du Courant patriotique libre, le député Gebran Bassil, et le chef du mouvement Marada, Sleiman Frangié, à la faveur d’un iftar donné par le secrétaire général du Hezbollah, lance officiellement la prochaine bataille présidentielle. Comment pourrait-il en être autrement alors que ces trois figures directement concernées par l’échéance électorale d’octobre se rencontraient pour la première fois depuis plusieurs années. Il est vrai que les échanges n’ont pas porté sur la présidentielle, du moins selon les informations obtenues, mais il n’en demeure pas moins que l’ombre de la première magistrature était omniprésente à la table de l’iftar de Hassan Nasrallah.

Quoi qu’on en dise, le but principal de ces agapes était de préparer le terrain pour la période qui suivra les législatives, lesquelles interviennent à cinq mois seulement de la présidentielle. D’aucuns peuvent penser qu’il est prématuré d’ouvrir le débat à ce sujet et de tirer les ficelles du dossier présidentiel à environ six mois de la fin du mandat de l’actuel président Michel Aoun. Mais en réalité, pour les forces qui composent le 8 Mars, c’est tout le contexte politique et électoral actuel qui commande de s’y attaquer aussi tôt, surtout à la lumière des énormes complications tant intérieures qu’extérieures entourant cette échéance.

Selon des sources politiques bien informées, trois facteurs principaux régissent l’élection présidentielle en interne. Le premier est lié à l’issue des élections législatives et à la taille du prochain groupe parlementaire aouniste. Bien que cette question n’affecte pas constitutionnellement le profil du prochain président, le bras de fer entre le CPL et les Forces libanaises autour de la majorité chrétienne revêt de nombreuses dimensions. La plus importante est celle liée au fait que le bloc qui disposera de la majorité chrétienne sera le plus à même de faire valoir son droit à se prononcer sur l’identité du successeur de Michel Aoun.

La problématique du "président fort" brandie par le CPL se trouve automatiquement soulevée ici, dans la mesure où, selon cette logique, les présidentiables doivent être choisis parmi les "hommes forts". En d’autres termes, cela revient à dire qu’ils devront bénéficier d’une large représentation parlementaire et populaire. Sauf que l’échec retentissant de l’expérience de Michel Aoun met sérieusement cette logique à l’épreuve.

Le deuxième facteur interne qui affecte la présidence est lié à la concurrence féroce au sein du camp du 8 Mars sur la personne habilitée à briguer la magistrature suprême, qui bénéficiera après Michel Aoun du soutien du Hezbollah. Sleiman Frangié s’estime plus apte aujourd’hui, dans la mesure où il considère que le Hezbollah a "payé sa dette" envers Michel Aoun en facilitant son élection à la tête de l’État. En revanche, Gebran Bassil pense que sa propre représentation populaire n’est pas comparable à celle du chef des Marada, laquelle se limite selon lui au caza de Zghorta, et qu’il lui appartient par conséquent d’accéder lui-même à la tête de l’État.

De mêmes sources, on juge que les retrouvailles des deux hommes ainsi que toutes leurs futures rencontres éventuelles ne favoriseraient pas une avancée au niveau de l’entente pour savoir lequel des deux aura l’avantage dans la course à la présidentielle. A partir de là, la réconciliation opérée récemment entre les deux hommes reste évidemment fragile et leur relation peut revenir à tout moment au point de départ.

Le dernier facteur interne qui déterminera le résultat de la présidentielle se rapporte à la relation du Hezbollah avec le commandant-en-chef de l’armée, le général Joseph Aoun. Ce dernier est présenté comme l’un des candidats les plus en vue à la succession du président actuel, mais sa relation ambiguë avec le Hezbollah réduit ses chances de l’emporter. Des sources au courant de la position du parti chiite à ce sujet expliquent que la formation "n’a pas encore tranché au sujet de son candidat à l’élection présidentielle, et considère que d’autres échéances sont plus pressantes, notamment celles des législatives, de l’élection d’un nouveau président du Parlement, de la nomination d’un Premier ministre et de la formation d’un gouvernement". "Ces échéances affecteront sans doute l’élection présidentielle", selon les mêmes sources qui précisent toutefois que "le Hezbollah n’oppose pas de veto à la candidature de Joseph Aoun, même s’il se montre peu enthousiaste à l’idée de le voir accéder à la tête de l’État, vu qu’il préfère que le prochain président soit directement affilié à son camp politique". La formation pro-iranienne trouve que l’axe auquel elle appartient est celui qui sera victorieux dans la région, et que les élections législatives prouveront qu’elle dispose de la majorité parlementaire.

Mais tout ce qui précède peut sembler marginal face aux facteurs extérieurs qui prennent le dessus, comme c’est le cas dans la plupart des échéances électorales libanaises, surtout lors de la présidentielle. À ce titre, les sources dressent pour Ici Beyrouth le tableau suivant: "Les bouleversements dans la région et la configuration internationale qui suivra la guerre d’Ukraine auront un grand impact sur le sort de la prochaine présidentielle. Plus encore, il y a de fortes chances que les élections n’aient pas lieu à temps, si la situation sur la scène internationale ne se décante pas d’ici octobre prochain. Sans compter que l’issue des pourparlers irano-saoudiens, ainsi que l’accord sur le nucléaire iranien, ne seront peut-être pas clarifiés d’ici là non plus. Aussi, même si cela était le cas, les répercussions sur le Liban ne se feront pas sentir rapidement".

Par ailleurs, certains lient la prochaine élection présidentielle au sort du système politique au Liban et considèrent, qu’à l’évidence, celui-ci est à bout de souffle. Par conséquent, une vacance prolongée à la présidence de la République peut poser les bases d’un changement de régime. Alors que certaines forces politiques semblent enthousiastes à l’idée, comme le Hezbollah et le Courant patriotique libre, qui entendent imposer potentiellement un régime qui leur conviendrait du fait du rapport de force actuel. Bien entendu, les parties qui s’y opposent redoutent ce scénario. Bien qu’elles soient convaincues que le système actuel est au bord de l’effondrement, elles estiment que ses inconvénients restent un moindre mal comparé à ceux du nouveau régime que le parti pro-iranien tente d’établir.

En somme, les mois à venir seront déterminants aux niveaux local, régional et international. Leurs retombées ne se limiteront pas au sort de l’élection présidentielle au Liban, mais plutôt au sort du pays dans sa forme actuelle. La question reste de savoir quel Liban naîtra et si cette naissance s’avèrera facile et apaisée ou douloureuse et précédée d’incidents sécuritaires redoutés par beaucoup.