Une vive tension régnait dimanche à Tripoli, au lendemain du naufrage d’une embarcation au large de la ville. Les familles endeuillées pleuraient leurs morts.

"Ils sont morts, je n’arrive pas y croire. Hier encore, ils étaient vivants." À la sortie de l’hôpital gouvernemental de Tripoli, une femme au bord de la crise de nerfs hurle, portée par des hommes. Des membres de sa famille ont péri, samedi, dans le naufrage de l’embarcation au large de Tripoli. Plus de 70 personnes étaient à son bord. Plus loin, une vingtaine de personnes en pleurs attendent devant les urgences que les corps des défunts repêchés ce dimanche par les volontaires de la Défense civile soient transportés dans les chambres mortuaires. Elles sont toutes dans le désarroi et attendent désespérément des nouvelles de leurs proches espérant qu’ils aient survécu au naufrage.

Même scène devant l’entrée du port de Tripoli où plusieurs groupes d’habitants de Kobbé et des proches des passagers clandestins patientent, alors que les secours cherchaient toujours des survivants. La tension est palpable dans toute la capitale du Liban-Nord et un mélange de tristesse et de colère règne chez les Tripolitains.

"Les gens ont tout simplement faim, ils veulent juste fuir la misère du quotidien", s’indigne Youssef Fawaz, 52 ans, dont le fils devait embarquer sur le navire, mais a été retenu à la dernière minute à Beyrouth. "Les mafias au pouvoir profitent de cette pauvreté pour asservir le peuple, martèle-t-il. Chaque semaine, plusieurs embarcations prennent le large vers des pays européens. Mon fils avait embarqué le mois dernier pour la Grèce et leur bateau avait fait naufrage dans les eaux territoriales turques. Ils ont été arrêtés puis ramenés au Liban. Cette fois, les migrants avaient payé 2.500 dollars pour se rendre en Italie."

À l’entrée du quartier de Kobbé, d’où la majorité des naufragés sont originaires, des poubelles bloquent les routes et des tanks de l’armée sont déployés. La nuit aura été agitée, des échauffourées ayant eu lieu entre les habitants du quartier et les forces armées. De fait, la majorité des naufragés est issue de la tribu Dandachi, qui accuse l’armée d’avoir "volontairement percuté l’embarcation, causant son naufrage".

"Plusieurs membres de ma famille se trouvaient à bord de l’embarcation. Ils ont tous péri", déplore Jihad Dandachi, qui recevaient les condoléances dans une salle adjacente à son domicile. "Des personnes ont vendu leurs voitures et d’autres leur mobilier pour pouvoir quitter ce pays, ajoute-t-il, peiné. Ils ont acheté le yacht pour partir. Ce n’est pas la première fois que des gens de ma famille tentent de fuir. Mais cette fois-ci, ils ont perdu leur vie."

Volonté de nuire à l’armée

"Ce qui s’est passé est très grave et inquiétant", lance Dima Dennaoui, candidate à l’un des sièges sunnites de Tripoli sur une liste d’indépendants mais qui a annoncé samedi soir le retrait de sa candidature "en raison d’un désaccord avec les organisateurs de la campagne et non en raison du naufrage". "Certaines personnes essaient d’exploiter ce drame pour le transformer en un conflit politique, voire religieux", dit-elle à Ici Beyrouth. En réponse aux accusations portées contre l’armée, elle affirme que celle-ci "a rempli son devoir en cherchant à arrêter une embarcation illégale avant qu’elle ne franchisse les eaux territoriales internationales". "À Tripoli, tout le monde adore l’armée et a confiance en son pouvoir, affirme Dima Dennaoui. À travers ces fausses accusations, on cherche à nuire à l’armée." Un avis partagé par de nombreuses personnes interrogées par Ici Beyrouth qui craignent que cet incident soit instrumentalisé par différents partis et récupéré à des fins politiques.
Pour Dima Dennaoui, cet incident n’est pas anodin, surtout à l’approche des élections législatives. "Qui voudrait détruire la seule institution étatique qui soit encore au service du peuple et qui rassemble tous les Libanais?" se demande-t-elle. Le gouvernement est le seul responsable de cette catastrophe. Les hommes politiques au pouvoir doivent assumer leur responsabilité et démissionner."

Les proches des victimes s’en sont en outre pris aux hommes politiques aisés originaires de Tripoli, le Premier ministre Najib Mikati à titre d’exemple, les accusant de plonger délibérément la ville dans la misère et la pauvreté.  "Je n’irai pas voter car les politiciens ici n’ont jamais rien fait pour les habitants de la ville, martèle Youssef Fawaz. Ces élections ne vont strictement rien changer. Notre seul espoir aujourd’hui est de partir loin d’ici. Les hommes politiques sont glorifiés quand les gens viennent les voir pour leur demander des services. Malheureusement, ça a toujours fonctionné ainsi à Tripoli."

Tripoli a toujours été l’une des villes les plus pauvres et les plus inégalitaires du Liban. Depuis le début de la contestation du 17 octobre 2019, la ville est devenue la capitale de la révolution, qualifiée même de "fiancée de la révolution libanaise."

Après l’explosion du 4 août 2020, les Tripolitains étaient les premiers à descendre à Beyrouth pour aider et soutenir leurs compatriotes. Ils ont vraiment cru en un changement de régime. Mais aujourd’hui, ils sont plongés dans une catastrophe humaine sans précédent et semblent avoir perdu tout espoir en leur pays. Pour eux, cette tragédie n’empêchera pas de futures embarcations et l’exil semble être leur seul espoir.