Qui sont-ils ces gardiens de notre mémoire? Ces traqueurs de l’hier? Ces traceurs du temps? Qu’est-ce qui les anime tant? Portraits hauts en couleurs de ces amoureux du noir et blanc.

Tout a commencé, dans la pratique, lorsque, dans les années 80, Charbel Matta, alors bien établi à Bordeaux, tombe au marché Saint-Michel sur une carte postale représentant le quartier de Moussaitbé. Le jeune homme est alors très surpris de retrouver son Liban, aussi loin du Liban. La curiosité a vite cédé le pas à la passion et la passion à l’obsession.

Il s’agissait alors de rassembler ces témoignages identitaires, d’assembler aussi les pièces d’un puzzle, de retrouver une nation et son histoire dans ces photos-témoignages d’un pays-mosaïque. Une quête, une aventure, une mission…

Parce que tout avait commencé, dans la réalité, quand, en 1973, Charbel a quitté Ghazir, son village natal, pour aller faire ses études en France. Quand on partait, dans ces années-là, l’espace de communication était plutôt réduit et c’est dans les valises qu’on transportait les produits du terroir, les souvenirs de l’enfance, les odeurs de pin et d’aromates, les images du village et cette nostalgie si propre à nous.

La guerre ayant rattrapé le jeune homme dans sa fougue de partance, la vie sera donc installée à Bordeaux, des études d’arts plastiques, d’histoire de l’art, les Beaux-Arts, une vie de famille, des cours à prendre et à donner, et la culture et l’art jamais bien loin. Et toujours ce besoin de "retrouver" le pays au goût d’enfance, mais aussi de reconstituer les jalons du parcours de la nation. Alors ce seront les marchés de vieux papiers, les foires de brocante, les rendez-vous des collectionneurs, les annonces dans les revues spécialisées et, plus tard, les ventes en ligne.

De carte en carte, de découverte en découverte, d’acquisition en acquisition, de rencontre en rencontre, une vraie collection se met en place avec, en parallèle, une vraie connaissance de l’histoire de la carte postale et de son évolution dans cette partie du monde. Les 10.000 cartes de la collection de Charbel Matta ont toutes pour sujet le Liban et, classées par éditeur, série et année, témoignent des nombreux échanges qu’a toujours eus le Liban avec le reste du monde.

Parler avec Charbel Matta c’est plonger dans son univers aussi fascinant que passionnant. C’est aussi rencontrer un homme engagé dans son parcours artistique avec sa participation à de nombreuses expositions dont une est en cours à Paris sous le titre "Ode à l’amour", les livres auxquels il a contribué, les expos thématiques de cartes postales au Liban et en France, sa parfaite connaissance de l’histoire de la carte postale et toujours, en filigrane, mille pensées pour le pays natal et des missions à accomplir.

Et c’est à Ghazir que le talent de Charbel Matta et son amour indéfectible pour sa terre s’exprimeront le mieux avec sa touche artistique dans les vitraux de l’église Notre Dame de l’Ascension, son projet abouti de rendre hommage, à travers un square et une statue, à Ernest Renan qui, dans le cadre de sa mission archéologique, avait séjourné dans la localité. Mais aussi un profond intérêt pour la mission des jésuites à Ghazir. Un mémorial sur lequel sont inscrits les noms des jésuites et dont l’inauguration a donné lieu, en 2011, à un colloque international. Un autre mémorial où sont gravés les noms des moines qui ont servi le village.

Et, dernièrement, un livre, La mission jésuite de Ghazir 1843-1965, publié aux Presses de l’USJ, où les auteurs Khalil Karam et Charbel Matta retracent la formidable épopée de ces missionnaires éclairés.

Parler avec Charbel Matta, c’est découvrir cette passion dévorante, ces cartes si parlantes, cette immersion dans l’histoire, ces dizaines de projets aboutis ou en attente, cette transmission nécessaire qui devrait se faire à l’échelle du pays puisque l’aboutissement naturel serait une fondation dont rêve Charbel Matta, et qui donnerait à voir aux jeunes générations toute l’étendue de ce chemin tortueux et lumineux qui a donné au Liban sa majesté, sa gloire, ses bonheurs et ses tourments, ses failles et ses accomplissements, toute sa raison d’être et de demeurer.

Des cartes et les mots de Charbel Matta:

La carte de mon enfance: Ghazir-Bordeaux

En ce temps-là, Ghazir était une petite bourgade, fière de son patrimoine et de son histoire. Sa situation géographique et son passé glorieux ont attiré de nombreux voyageurs orientalistes.

À l’époque ottomane, la féodalité gouvernait ce village et se chargeait de collecter l’impôt pour la Sublime Porte. Berceau de l’émir Béchir II, du président Fouad Chéhab et du bienheureux père Jacques le capucin (abouna Yaacoub el cabbouché). Ernest Renan s’y installe en 1861 en compagnie de sa sœur Henriette et rédige sa Vie de Jésus (manuscrit de Ghazir). Les pères jésuites choisissent Ghazir pour leur "Nouvelle Mission" (Séminaire oriental, université noyau de l’USJ, collège qui sera Jamhour plus tard).

C’est en compagnie de tous ces illustres personnages que j’ai grandi, et c’est là que j’ai passé les plus belles années de ma vie. Terre d’accueil pour les réfugiés arméniens dans les années vingt, puis pour les Polonais fuyant Varsovie dans les années quarante. La carte illustre bien mon village de Ghazir, avec ses maisons en tuiles rouges et dégage un parfum de bonheur que je suis seul à sentir. Ouzounian, le photographe arménien, son éditeur, a réalisé cette prise de vue de l’école Mzar où il résidait avec sa communauté de réfugiés arméniens. Le Ghazir de mon enfance était une grande famille rassemblée autour de son église paroissiale, qui partageait ses fêtes et ses événements. Que d’histoires et de souvenirs cachés entre les maisons de cette vue de mon village. Comme tant d’autres cartes postales du Liban, l’éloignement provoque la nostalgie du temps passé. J’ose dire que c’était une belle époque, un temps heureux. C’était ça, mon Liban.

La carte de la belle époque: Le Grand Hôtel de Sofar

La première fois que j’ai entendu parler de ce prestigieux hôtel, c’était dans les années soixante.

Jeune homme, je traversais la place des Martyrs à pied, côté droit. Ah! Ils étaient nombreux les chauffeurs de taxi, avec leurs belles automobiles américaines, qui cherchaient (chassaient) les passagers pour les conduire à Sofar. Ils criaient, en dépoussiérant leurs limousines avec un plumeau: "wahad à Sofar! wahad au Grand Hôtel!"

La carte postale a immortalisé la vie de ce palace à toutes les saisons. Aujourd’hui, le joyau de Sofar n’est plus qu’une carcasse, un mort-vivant qui fait peur. Lui qui a connu la Belle Époque, qui a reçu les princes arabes dans son casino, les grandes vedettes et les stars…

L’hôtel se trouvant à quelques dizaines de mètres de la gare de Aïn Sofar, les voyageurs s’y rendaient à pied. Quel choc le jour où je l’ai découvert! L’armée syrienne l’a occupé durant les années de guerre, m’a-t-on dit, et a tout démonté et saccagé, marbre, lustres, fer forgé, tapisseries, fenêtres et portes… Trente ans après la fin de la guerre, il est toujours là, attendant sa renaissance.

La carte postale témoin: Gares et trains

Le train a cessé de circuler au Liban dans les années 90. Les stations de chemin de fer ont disparu les unes après les autres. Seules quelques gares en ruines et des rails dispersés par ci et par là témoignent d’un passé où le Liban disposait d’un réseau de transport correct et organisé. Alors que d’autres pays favorisent les transports en commun, le Liban souffre quotidiennement d’interminables embouteillages. Le train faisait partie du paysage quotidien; les éditeurs de cartes postales ont témoigné de son importanceen publiant de nombreux clichés: les gares avec les voyageurs, les horaires des trains, les paysages traversés, le fameux réseau à crémaillère à partir de Baabda… Le trajet entre Beyrouth et Damas durait de longues heures, rythmé par les arrêts aux stations de villégiatures de Aley, Bhamdoun, Sofar, Maallaka…  Belle époque!

La carte du "vivre-ensemble": Messe de rentrée à l’USJ

Dans les années 40-50, le président de la République libanaise, le Premier ministre et le président du Parlement se retrouvaient dans la chapelle de l’USJ pour assister à la messe de rentrée de l’université. Béchara el-Khoury, Riad el-Solh et Sabri Hamadé, en queue-de-pie, entourés des ministres et des hauts fonctionnaires, au milieu d’une église pleine à craquer, pour partager ce moment solennel et écouter le discours du recteur de l’université (P. Charles Chamussy), très attendu, qui annonçait les grandes lignes de la prochaine année, mais qui avait aussi une certaine teneur politique…

Le "vivre-ensemble" et l’état de grâce des années post-indépendance, réunis ce jour-là dans l’église Saint-Joseph. Tradition perdue à cause des difficultés nationales et des divergences politiques et communautaires qui secouent le Liban régulièrement. Le "vivre-ensemble" d’aujourd’hui devient une manière d’arranger les écarts et d’étouffer les dérives. Les treillis des différents partis politiques ont remplacé les queues-de-pie de l’assistance. Ces visages d’hommes d’État cultivés ont marqué l’histoire du pays. Cette carte postale immortalise ce moment historique comme celle qui a fixé, sur le perron de la Résidence des Pins, en 1920, le jour où le général Gouraud a proclamé le Grand Liban. Elle nous interpelle et nous interroge sur l’état actuel de notre devise nationale, le "vivre-ensemble", au moment où le Liban accumule les crises et se bat pour sa survie. Liban! Qu’as-tu fait de ton indépendance?

La carte nostalgique: Collège du Sacré-Cœur des frères maristes – Jounieh

Soudain les bons et les douloureux souvenirs de ma scolarité me sont revenus à l’esprit, le jour où j’ai découvert la première carte d’une série rare (Cailteux), représentant mon ancien collège des frères maristes de Jounieh! C’est à Jounieh que les petits frères de Marcellin Champagnat ont établi leur premier établissement scolaire en Orient, en 1898, lequel devait être vendu en 1966 aux moines libanais et s’installer à Dick el-Mehdé pour devenir Champville.

La qualité moyenne du cliché n’a pas réussi à atténuer mon émotion. Me voilà replongé dans les souvenirs des années soixante, de Jounieh aux maisons en tuiles rouges juxtaposées tout au long du rivage, des pêcheurs tirant leurs filets, du marchand (artisan) de glace au citron, Antoun Sfeir, qui faisait son apparition sur la place de Jounieh à partir de mai, des nombreuses pépinières qui entouraient le collège, du petit marchand de "karabige" assis devant la porte de sortie! Une ruelle séparait le collège de la maison du président Fouad Chéhab qu’on apercevait, du premier étage, faisant des allers-retours devant une petite grotte de la Vierge installée dans son jardin. Temps fort du collège, pour les petits frères de Marie (les Maristes), le mois de mai, consacré à Marie. Alignés tous les matins dans la grande cour pour réciter le chapelet, puis terminer par un "Je vous salue" chanté. De nombreux camarades musulmans participaient à la prière. Tout l’établissement était mobilisé à la fin du mois pour la traditionnelle sortie annuelle, la montée à pied de la montagne jusqu’au sanctuaire de Notre Dame du Liban. À la fin du pèlerinage (de la journée), le retour se faisait en autocar, si mes souvenirs sont bons! Aujourd’hui, les immeubles de béton et l’architecture anarchique ont remplacé les espaces verts, et les complexes balnéaires privés, construits illégalement, ont envahi le littoral. Ma dernière visite de ce collège, je l’ai effectuée il y a quelques années en compagnie de ma fille… N’est-ce pas une façon d’entretenir sa mémoire?