C’est comme si une période de répit avait été accordée au Liban à la faveur des législatives qui se sont déroulées le 15 mai, parce qu’une fois cette échéance passée et les résultats du scrutin annoncés, tout s’est mis à s’écrouler simultanément avec la flambée du dollar. Cette chute était prévisible avec l’immobilisme de l’État dont les composantes étaient davantage occupées à garantir leurs sièges dans la nouvelle Chambre qu’à mettre en oeuvre les remèdes incontournables pour l’éviter. La Banque centrale à qui il avait été demandé de préserver la stabilité financière durant la période électorale n’est plus en mesure de soutenir cette stabilité. Et pour cause: "elle a dû injecter 600 millions de dollars par mois sur les deux mois et demi qui ont précédé les législatives, pour en assurer le bon déroulement", d’après Nicolas Chikhani, expert financier et économiste.

Quelques jours après la fermeture des urnes, le schéma est le suivant: une dévaluation inédite de la livre libanaise, avec un dollar qui frôle les 35.000 LL. Au milieu de la semaine dernière, les appels à la grève ont commencé à se multiplier: vendredi 20 mai, les employés des opérateurs téléphoniques Alfa et Touch annoncent l’interruption du travail; mardi 24 mai, c’est au tour des pharmacies de décider d’une cessation de leurs activités professionnelles, le long d’une demi-journée. Les hôpitaux emprunteront le même chemin les 26 et 27 mai, avec un sit-in prévu devant le siège de la Banque du Liban (BDL), en réponse à un appel lancé par le syndicat des propriétaires d’hôpitaux et des Ordres des médecins de Beyrouth et de Tripoli. Seront uniquement admises dans ces établissements les urgences et les dialyses. Une autre entité affectée par la hausse des prix, la pénurie de diesel et les coupures d’électricité, est l’Office des eaux de Beyrouth et du Mont-Liban qui a annoncé, dans un communiqué publié dans la matinée du 24 mai, devoir procéder à un rationnement draconien de l’eau courante dans ces 2 régions. Dans le sud du Liban, et plus particulièrement à Saïda et dans ses banlieues, la grève des employés du centre de tri des déchets de la ville a conduit à un amoncellement des ordures dans les rues. Tous ces secteurs souffrent d’un même mal: le manque de devises nécessaires pour entretenir leurs différents services.

"Réactions normales et prévisibles", affirme Elie Yachoui, expert économique. Il poursuit: "la BDL a puisé énormément dans ses réserves et a tout tenté pour soutenir un taux de change relativement stable entre 25 et 26.000 LL pour le dollar durant la période qui a précédé les législatives. Ces réserves sont actuellement estimées à 4 ou 5 milliards de dollars au maximum". Le chiffre officiel est en fait de 11 milliards de dollars.

Aujourd’hui, estime-t-il, la Banque centrale a perdu toute possibilité d’intervention, surtout que les blocages politiques persistent, compromettant les possibilités de réformes rapides et alimentant ainsi l’affolement sur le marché des changes.  La livre libanaise semble livrée à son propre sort sur le marché libre, l’offre étant extrêmement limitée et la demande relativement élevée. Cette situation vulnérable s’explique, d’après M. Yachoui, par le fait que "la structure monétaire du Liban n’est pas en faveur de la livre libanaise. Depuis 2019, la création massive et continue de la monnaie, dans le but de couvrir des frais, des besoins et des déficits dans les budgets, à laquelle s’est ajouté un recul au niveau de la collecte d’impôts, a conduit au résultat suivant: une masse monétaire libanaise proche des 60 trillions de LL (tout ce montant n’est certes pas mis en circulation), et des réserves qui ne font que se raréfier".

Transformé en dollar économique, le dollar politique ne connaîtra désormais plus aucune limite, à en croire les experts. "Le taux de change qui était subventionné par la BDL ne l’est plus", ce qui fait que le marché libre est livré aux forces ultimes de l’offre et de la demande.

Sur le plan politique, cette descente aux enfers pour le peuple libanais s’expliquerait comme suit, d’après MM. Chikhani et Yachoui: " le nouveau Parlement est constitué d’une mosaïque politique diversifiée et la majorité requise pour le vote de toute loi n’existe pas, ce qui pourrait causer une paralysie de la vie parlementaire, du pouvoir et des institutions publiques". D’où le risque d’un effondrement total du pays dont les retombées ne seront pas des moindres: troubles sociaux et soulèvement populaire général intense pour M. Chikhani et conférence internationale parrainée par les grandes puissances pour M. Yachoui. Cette dernière option aboutirait à la "création" d’une nouvelle formule politique pour le pays. Quoi qu’il en soit, une sortie de crise ne semble pas être pour bientôt…