Les législatives étant terminées et la nouvelle Chambre installée, deux échéances constitutionnelles majeures détermineront la voie que prendra le pays dans les mois et les années à venir: la formation du gouvernement, puis l’élection présidentielle qui devrait être organisée avant la fin du mois d’octobre.

Pour l’heure, toute l’attention est portée sur la désignation d’un nouveau Premier ministre, une tâche qui s’avère ardue compte tenu des divergences de vues sur la nature du prochain gouvernement, au même titre que le choix d’un nouveau président pour les six prochaines années. Si la Constitution prévoit un délai de quinze jours, une fois les législatives terminées, pour l’élection du président et du bureau de la Chambre, elle n’en prévoit aucun pour la désignation d’un Premier ministre et la formation d’un gouvernement. Elle maintient aussi le flou quant aux délais pour l’élection d’un président de la République. L’article 73 de la Constitution stipule ainsi qu’"un mois au moins et deux mois au plus avant l’expiration des pouvoirs du président de la République, la Chambre se réunit sur la convocation de son président pour l’élection du nouveau président. A défaut de convocation, cette réunion aura lieu de plein droit le dixième jour avant le terme de la magistrature présidentielle".

L’absence de délais contraignants laisse planer le spectre du vide qui a paralysé le Liban plus d’une fois ces dernières années, que ce soit au niveau de la présidence de la République ou avec des gouvernements d’expédition des affaires courantes qui ont duré de longs mois.

On se souvient que le gouvernement de Hassane Diab avait présenté sa démission le 10 août 2020, quelques jours après l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août, mais il avait continué d’expédier les affaires courantes jusqu’au 10 septembre 2021, soit pendant onze mois. Un record pour un gouvernement d’expédition des affaires courantes dans l’histoire du Liban. Il est probable que le gouvernement actuel de Najib Mikati, passé à l’expédition des affaires courantes la semaine dernière, disputera ce record au gouvernement de Diab, au regard des obstacles qui avaient retardé la formation du cabinet à l’époque et qui se sont accrus aujourd’hui. À vrai dire, avec les résultats des législatives, aucune majorité ne se dégage du nouveau Parlement, composé de plusieurs groupes minoritaires incapables de traiter un quelconque dossier ou échéance s’ils ne forment pas un bloc uni entre eux.

Des sources politiques bien informées considèrent que les alignements politiques et les blocs dont les contours sont encore flous au sein du Parlement ne sont pas la seule raison qui laisse penser que "l’expédition des affaires courantes" risque de durer. Selon ces sources, d’autres éléments importants sont susceptibles d’entraver le processus de formation d’un nouveau gouvernement, notamment la dispersion qui s’est produite dans les rangs sunnites du fait de la décision du chef du Courant du Futur, Saad Hariri, de suspendre son activité politique, après avoir repris le flambeau du leadership sunnite suite à l’assassinat de son père, Rafic Hariri, en février 2005. Et d’ajouter dans un entretien à Ici Beyrouth: "L’absence d’une alternative à Saad Hariri au niveau du leadership sunnite à la suite des élections législatives affectera sans aucun doute le processus de sélection d’un Premier ministre. Si certains préfèrent nommer Najib Mikati, d’autres poussent afin qu’une personnalité issue de la société civile soit adoubée à ce stade, à l’instar d’Ibrahim Mneimneh, qui a obtenu 13.281 voix aux élections, ou Abdel-Rahman al-Bizri, qui en a recueilli 8.526."

Ces sources estiment par ailleurs qu’"en cas d’accord sur le nom du Premier ministre, sa mission qui consiste à mettre en place une équipe risque d’être quasi impossible au vu des divisions actuelles". " Déjà, le différend porte aujourd’hui sur la forme que devrait prendre la nouvelle équipe ministérielle. Le Hezbollah et le Courant patriotique libre poussent pour un cabinet d’union nationale, alors que les Forces libanaises réclament un gouvernement de la majorité politique ou un gouvernement formé de technocrates indépendants. Je vous laisse ainsi imaginer le bras de fer pour le partage des portefeuilles ministériels", martèlent ces sources, jugeant "fort probable qu’un gouvernement ne soit pas formé avant l’échéance présidentielle". Pour toutes ces raisons, d’aucuns plaident pour une approche globale de ces échéances, ce qui a quand même peu de chances d’aboutir, chaque partie restant, du moins pour le moment, arc-boutée sur ses positions et pensant pouvoir encore imposer son agenda. Sans compter que des concessions ne seraient consenties qu’après de laborieuses manœuvres, ou, fort probablement, après l’intercession de médiateurs internationaux qui entreraient en scène vu l’impossibilité de parvenir à des ententes internes."

Dans ce contexte de blocage, l’actuel Premier ministre, Nagib Mikati, se prépare à une longue période d’expédition des affaires courantes qui ne ressemble toutefois en rien aux précédentes. Le pays est en chute libre et ni les solutions palliatives, ni la temporisation ne seront utiles. Par conséquent, le gouvernement actuel va se retrouver obligé de fonctionner comme un gouvernement en plein exercice même s’il est réduit à expédier les affaires courantes. Or que disent les constitutionnalistes à cet égard, et de quelle expédition des affaires courantes face à l’urgence s’agira-t-il?

Le constitutionnaliste Saïd Malek explique qu’"il est de coutume dans les régimes parlementaires que le président demande au chef du gouvernement démissionnaire ou sortant, dans des cas précis, y compris lors du début du mandat du Parlement, selon l’article 69 de la Constitution, de continuer d’expédier les affaires courantes en attendant la formation d’un nouveau cabinet. Le but est d’éviter tout vide au niveau du pouvoir exécutif. Le gouvernement est supposé dans ce cas assurer le minimum d’activité requis", ajoute le constitutionnaliste, en notant que "ni la Constitution ni les lois, en France et au Liban, ne précisent le sens stricto sensu de l’expédition des affaires courantes". Cette expression a d’ailleurs été pour la première fois mentionnée dans un texte constitutionnel français (la Constitution de la IVᵉ République en France) en 1946. "Selon la jurisprudence administrative française adoptée par le droit administratif libanais, l’expédition des affaires courantes signifie limiter les pouvoirs du gouvernement démissionnaire ou sortant au minimum requis pour assurer le fonctionnement des services publics et traiter les affaires en cours, c’est-à-dire les activités normales, quotidiennes et routinières exercées par les services administratifs des ministères, et sur lesquels les ministres n’exercent qu’un contrôle limité", souligne-t-il.

Saïd Malek considère cependant qu’"à la lumière du grand effondrement et de la situation exceptionnelle actuellement au Liban, le gouvernement peut s’autoriser une interprétation plus large de l’expédition des affaires pour faire face aux dangers qui guettent le pays, que ce soit au niveau économique, social ou de subsistance", d’autant que le processus de formation d’un nouveau cabinet risque, selon lui, de s’éterniser. Il explique à ce propos que "si des questions nécessitant des décisions ou des interventions d’urgence surgissent, le gouvernement ne peut pas se soustraire à l’obligation de les régler." De ce fait, une éventuelle réunion du gouvernement d’expédition des affaires courantes, reste, selon M. Malek, "liée à l’évolution de la situation" dans le pays.