L’affaire de l’arrivée du navire "FPSO Energean Power", chargé d’extraire et de stocker les hydrocarbures offshore de l’État hébreu, au champ pétrolier de Karish, au sud de la ligne 29, soit la zone contestée en Méditerranée, a mis en évidence la confusion parmi les responsables libanais par rapport à la gestion du dossier des frontières maritimes. Un dossier qui les dépasse et dont ils ne maîtrisent pas vraiment la commande, au vu des intérêts géopolitiques et stratégiques qui s’y greffent.

Les responsables libanais savaient depuis un moment déjà que le navire se dirigeait vers Karish, mais ce n’est que lorsqu’il a jeté l’ancre au sud de la zone contestée qu’ils se sont mis à pousser les hauts cris. Ils ont lancé des messages dans tous les sens, alternant menaces et appels à la reprise des négociations indirectes avec Israël, allant jusqu’à s’en prendre aux Etats-Unis qui mènent la médiation entre Beyrouth et Tel Aviv sur ce dossier.

L’empressement du ministre des Affaires étrangères, Abdallah Bou Habib, à considérer que l’Administration américaine fait montre d’un manque de sérieux sur ce plan s’est avéré infructueux. Le ministre a cru par cette manœuvre pouvoir embarrasser Washington et forcer le médiateur américain Amos Hochstein à reprendre illico presto les négociations avec les responsables libanais, alors que ce dernier sait pertinemment que la décision ne leur revient pas et se trouve plutôt entre les mains de l’Iran, à travers le Hezbollah qui contrôle tout.

C’est sur cette base qu’Amos Hochstein, qui n’avait plus de temps à perdre, avait exigé en février des responsables libanais une position unifiée et documentée par écrit comme préalable à la reprise des négociations indirectes avec Israël pour délimiter les frontières maritimes sur base de la ligne 23 et non 29.

Israël n’avait de toute évidence pas de temps à perdre non plus. L’État hébreu considère le champ de Karish comme "un atout stratégique", et se déclare "prêt à le défendre". Il utilise la question sensible de la situation économique catastrophique qui prévaut au Liban pour inciter les responsables libanais à négocier sans plus tarder et bénéficier ainsi de la manne des "ressources énergétiques".

Les États-Unis instrumentalisent également l’effondrement économique, en bloquant l’acheminement de gaz et d’électricité de la Jordanie et de l’Egypte, tant que le pouvoir libanais ne donne aucun signe d’une volonté d’engager des réformes sérieuses. La secrétaire d’État adjointe, Barbara Leaf, a annoncé récemment qu’"aucune décision n’a encore été prise concernant l’acheminement de gaz et d’électricité de l’Égypte et de la Jordanie vers le Liban, car les contrats ne sont toujours pas signés", tout en soulignant que "le secteur de l’énergie au Liban est sur le point de s’effondrer".

Selon Leaf, le nœud du problème se situe dans le refus de Washington "de soutenir les efforts de normalisation avec le président Bachar al-Assad ou sa réhabilitation". En d’autres termes, l’importation de gaz de l’Égypte et de la Jordanie au Liban en passant par la Syrie n’est pas garantie, d’autant plus qu’aucun infléchissement ne sera toléré concernant la loi César qui prévoit des sanctions contre quiconque traite avec le régime syrien.

Parallèlement, dans la série des pressions exercées sur l’axe iranien, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a adopté une résolution critiquant le non-respect par l’Iran de ses engagements et garanties en matière d’enrichissement d’uranium.

Il suffit de connecter tous ces éléments pour arriver à la conclusion selon laquelle la pression qui consiste à exploiter l’effondrement complet du secteur de l’énergie pour obtenir un retour à la table des négociations est le message que les Américains et les Israéliens tentent de transmettre, non seulement aux responsables libanais en pleine confusion, mais aussi à l’Iran, qui hypothèque la souveraineté libanaise.

C’est dire que l’enjeu dépasse le Liban. Sauf que l’Iran ne restera de toute évidence pas les bras croisés et ne tolérera surtout pas qu’on lui retire la carte libanaise. Mercredi, le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, s’est empressé de révéler que son pays avait envoyé un "ensemble de propositions politiques innovantes" à la partie américaine pour résoudre les questions restées en suspens dans les négociations de Vienne sur le nucléaire, bloquées depuis près de trois mois. Et d’ajouter: "Nous avons franchement dit à l’autre partie qu’elle a le choix entre deux voies, mais nous préférons la voie diplomatique et politique".

Or c’est justement la voie non diplomatique et non politique à laquelle le responsable iranien a fait allusion que le Liban devrait redouter alors que les tiraillements régionaux s’amplifient. Pour la simple raison qu’il risque d’en faire les frais, encore une fois.

Certes, selon les données disponibles, aucune des parties concernées ne souhaite pour l’heure la confrontation ou l’escalade. C’est la raison pour laquelle Israël ne s’est pas rapproché de la ligne 29. C’est aussi la raison pour laquelle le Hezbollah reste dans l’expectative, même s’il manœuvre, tantôt pour faire assumer à l’État libanais la responsabilité de ce qui se passe dans le dossier de la délimitation des frontières, tantôt pour nommer un chef d’orchestre censé le représenter dans ce dossier, à savoir l’ancien député Nawaf al-Moussaoui, connu pour ses relations internationales, notamment avec les Français depuis les pourparlers de Saint-Cloud. Mais, en définitive, pour le Hezbollah, c’est l’intérêt suprême de l’Iran qui prime.

Compte tenu de tous ces éléments qui s’enchevêtrent, le risque est grand de voir la confusion des dirigeants libanais s’aggraver et perdurer. D’une part, parce que ces derniers sont impuissants face à ces enjeux; d’autre part, parce que les puissances régionales et internationales jouent la carte libanaise et utilisent le champ de Karish comme une "crise à la carte" dans le but de consacrer une crise dont l’ampleur est incertaine. Et pour cause: celle-ci peut déboucher sur une guerre, comme elle peut être un simple nuage passager si les marchés qui dépassent le Liban sont conclus, conformément aux intérêts et aux exigences de ces puissances.