En m’exprimant ainsi, je donne la réplique à Dany Mallat et à Caroline Hatem*.

Si, en France, la Révolution déclenchée en 1789 dévora ses propres enfants comme on l’a prétendu, la thaoura au Liban va probablement dévoyer les siens, comme on ne tardera pas à le vérifier. Les exemples choisis dans la petite histoire libanaise abondent. Posons-nous la question de savoir que sont devenus les marxistes mus par l’idéal kolkhozien, les trotskistes et les utopistes, ces enragés des années soixante et soixante-dix, ces intellectuels qui ne juraient que par la lutte des classes et la révolution palestinienne. Eh bien, ils ont été largement récupérés par le pays profond, c’est-à-dire par les partis traditionnels quasi confessionnels ou par les diverses officines des moukhabarat, quand ils ne finirent pas comme chantres du libéralisme débridé, dans le sillage de Hariri père. Inutile d’égrener les noms de ces transfuges: ils sont sur toutes les lèvres.

Quelle mouche les a piqués et par quel enchantement sont-ils passés de l’aile dure de l’OACL aux bras ouverts de l’imam Moussa al-Sadr, pour grossir les rangs du mouvement Amal? Je ne m’attarderai pas, par décence, sur ces demoiselles francophones, ces pétroleuses de salon, qui renoncèrent à leurs convictions insurrectionnelles, pour traverser en catimini la Ligne verte, mais en sens inverse: elles rentrèrent à Achrafieh, dans leur bercail isolationniste, sous prétexte que les exactions commises par des éléments des milices indisciplinées (du Mouvement national) heurtaient leur idéalisme et probité mentale. Ce fut un tel spectacle de les voir changer leur fusil d’épaule: un spectacle désolant pour les uns, désopilant pour d’autres et prévisible pour les sceptiques qui n’avaient jamais fait confiance à la nature humaine ni à une "thaoura" made in Lebanon.

Alors, pourquoi s’imaginer que les nouveaux arrivants, ces impétrants des dernières législatives (ou même les recalés de cette échéance), tous ces jeunes portés par la vague de fond du 17 octobre 2019, vont réaliser un score plus respectable? Le feraient-ils par acquit de conscience, par pudeur ou par crainte du qu’en-dira-t-on?

Seule l’épreuve du feu pourra départager les scrupuleux des fourbes!

Et je suis d’autant plus sur la réserve que ces "bleus" nous viennent, dit-on, de la société civile. La soi-disant société civile, ce terme fourre-tout dont on nous rabâche les oreilles depuis la chute du mur de Berlin et les transitions de velours! Dans nos parages, au Liban précisément, la société civile, ses concrétisations et ses multiples avatars les ONG, ont servi à camoufler les petits secrets, les intérêts sordides et les honteux trafics. Le moindre audit mettrait au grand jour nombre d’escroqueries commises au titre du charity business et du sustainable development*. En bref, la société civile ne saurait être invoquée comme garante des bonnes mœurs: elle devrait se refaire une santé avant que de servir d’aval aux débutants de la chose publique, c’est-à-dire avant qu’on n’aille décerner à certains activistes et militants l’épithète de " justes parmi les Libanais".

"Fashart"

Au fait, qu’est-ce qu’un juste? Un juste, c’est plusieurs choses à la fois, mais c’est surtout un individu qui, en vertu de son engagement citoyen, agit selon sa conscience et ses convictions. Face à un dilemme, il n’en reste pas moins homme: il peut hésiter, tergiverser, se récuser, mais au bout, il saura dire non à la TENTATION; je dis bien la tentation, celle à laquelle il ne faut pas succomber comme nous y exhorte le Pater noster. Car nous sommes au pays du donnant-donnant, des passe-droits et des indignations sélectives!

Qui d’entre nos insoumis ou indignés refuserait un poste ministériel pour n’avoir pas à vendre son âme? Car on va leur faire des ponts d’or, et tel seigneur de guerre serait flatté de voir ces Jeunes Turcs rejoindre sa coterie ou sa ménagerie. Certains apprentis sorciers, comme à l’époque haririenne, pourraient considérer la corruption comme un lubrifiant qui assurerait une certaine souplesse à l’économie. D’autres fermeraient les yeux quant à la mainmise étrangère sur le pays et ne trouveraient pas d’inconvénient à procéder aux réformes structurelles sous la férule iranienne. Ce tableau est noir. Toutefois, ne faut-il pas se méfier des réalistes, ces messieurs-dames qui s’adaptent au contexte, ces graines de collabos? Lise London, une rebelle sous l’occupation nazie, disait à ceux qui voulaient l’entendre: "On ne naît pas résistant, on le devient. Vous devez savoir dire ‘non’ et maintenir votre ‘non’."

Mais revenons à Caroline Hatem, à Dany Mallat et à leurs "justes", c’est-à-dire à ceux d’Albert Camus, et reprenons précisément l’acte IV de la pièce, là où le directeur de la prison accorde la vie au terroriste Kaliayev, à la condition que ce dernier trahisse ses camarades et idéaux. On imagine aisément la réponse du héros condamné à mort. En arabe, il aurait hurlé: "Fashart".

À ces justes purs et durs, à nos communards, de rester des factieux quelque part au fond d’eux-mêmes et de traquer corrompus et vendus, magouilleurs et collabos pervertis, car nous sommes sous occupation.

Alors qui oserait proférer un “non merci, vraiment pas” à la face du tentateur et de ses séductions? Qui irait lui dire “je ne mange pas de ce pain-là” car c’est le pain du dégoût? Qui et qui? Michel ou Mark, Halima ou Najat, Cynthia ou Ibrahim ou Yassine…?

Dans un mois, dans un an, ces élus des barricades seront-ils encore des contestataires? Auront-ils toujours le courage de déplaire?

* Danny Mallat, "La thaoura n’a engendré que des justes", L’Orient-Le Jour, 28 mai 2022.

** Graham Hancock, Lords of Poverty, Camerapix Publishers International, Nairobi, Kenya, 2007.

 

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