Najib Mikati, Premier ministre nouvellement désigné, devra en toute logique repartir à zéro. Il y a quelque chose de tragique dans la fonction de président du Conseil des ministres du Liban. Pour former son gouvernement, il se voit obligé de camper le rôle du légendaire Sisyphe, condamné par les dieux à pousser un rocher sur le flanc d’une montagne. Parvenu au sommet, le rocher retombe et Sisyphe reprend sa tâche absurde.

La tâche ardue du Premier ministre désigné rappelle, depuis le début du mandat de l’actuel président Michel Aoun, l’ingrate tâche décrite par Nicolas Boileau en 1674 dans L’Art Poétique :

" Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,

Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage,

Polissez-le sans cesse, et le repolissez,

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. "

Que de personnalités, de confession sunnite, se sont efforcées de défier ainsi le destin en jouant au supplice de Sisyphe. La légende de ce héros de la mythologie est une parfaite métaphore de la tâche ardue d’un Premier ministre dans la formation d’un gouvernement libanais. Que le héros s’appelle Saad Hariri, Moustapha Adib, Hassane Diab ou Najib Mikati, l’épreuve demeure la même. Comme Sisyphe, condamné à pousser son rocher jusqu’au sommet de la montagne, le Premier ministre se doit, en permanence, d’escalader la colline de Baabda portant le lourd fardeau de la liste de son équipe ministérielle. Vingt fois, cent fois s’il le faut. Il s’appliquera à satisfaire la volonté de puissance ainsi que la concupiscence du pouvoir de l’entourage présidentiel. À chaque fois, le pays croit que le rocher de Sisyphe sera stabilisé au sommet de la colline et que le peuple pourra enfin respirer. Funeste erreur. Voici qu’à chaque fois, le fardeau dégringole jusqu’au pied de la colline. Sisyphe se doit toujours de recommencer l’ingrate tâche de satisfaire le bon plaisir de celui qui occupe le siège présidentiel. Moustapha Adib, en grand commis de l’État, s’était dépêché de renoncer. Hassane Diab, par contre, a capitulé sans conditions. Saad Hariri a fini par comprendre l’absurde inutilité de coopérer avec l’équipe de conseillers du Palais. Il a donc fini par se retirer de la vie politique. Najib Mikati a déjà entrepris une première fois l’ascension de ce calvaire. Imperturbable, il se remet aujourd’hui à l’ouvrage et entreprend l’escalade de la colline de Baabda avec sa liste ministérielle sans cesse relookée.

Pourquoi s’obstine-t-il à se remettre à l’ouvrage ? L’attrait du pouvoir et de ses bénéfices secondaires suffisent-ils pour expliquer un tel comportement ? L’image de marque de la confession sunnite, au sein de laquelle le Premier ministre est choisi, vaut-elle la peine de tant de frustrations ? On ne peut s’empêcher d’évoquer le " mobbing ", ou harcèlement institutionnel, dont sont victimes certains cadres dans les grandes entreprises. Souvent la victime-cible finit par intérioriser cette forme d’agression insidieuse.

Harcelé, Saad Hariri s’est toujours défendu de représenter un projet d’unité nationale et de paix civile afin de justifier les concessions humiliantes qu’il a pu faire. " Paris vaut bien une messe ", avait proclamé Henri de Bourbon en se convertissant au catholicisme romain pour monter sur le trône de France. Les Premiers ministres sunnites du Liban suivent-ils le même raisonnement ? Peut-on invoquer une stratégie systématique de " mobbing " à leur égard au sein de l’exécutif libanais ? Si tel est le cas, il y a lieu de poser la question : au profit de qui ?

En apparence, tout se passe comme s’il s’agissait d’un duel entre un président maronite et un Premier ministre sunnite, les deux personnes chargées par la Constitution de composer un gouvernement. Le rapport de force fera pencher la balance vers lequel des deux acteurs ? L’opinion publique ne voit que cela en superficie. Mais toute cette mise en scène ne profite qu’à la composante hégémonique, le tandem Amal-Hezbollah On en veut pour preuve la volonté affichée du Premier ministre de ne pas toucher au portefeuille des finances et de le confier à une personnalité chiite alors qu’il n’hésite pas à confier celui de l’Énergie à un sunnite au lieu d’un chrétien proche du CPL. Ainsi, le duel maronite/sunnite s’avère non seulement absurde, mais de plus dangereusement inutile.

Pourquoi dès lors Najib Mikati s’obstine-t-il ? Est-ce par ludisme pervers ? Est-ce par calcul opportuniste ? L’atmosphère de fin de règne qui prévaut est-elle de nature à renforcer l’État central ou à l’achever ? Ou bien, se résout-il, vaille que vaille, à la condition absurde du Sisyphe d’Albert Camus qui écrit : " L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. " Face à l’impasse de l’absurde, Camus voit dans l’application de Sisyphe, à toujours recommencer à zéro, la volonté de préférer vivre l’absurde que de renoncer à la vie. Telle serait la condition assignée au Premier ministre. Il sait qu’il est aujourd’hui le maillon faible de l’équation du pouvoir exécutif. Mais il ne peut pas renoncer. Il est conscient de sa capacité à continuer, encore et encore, à supporter les frustrations du " mobbing " institutionnel, comme une sorte de victoire personnelle. Camus, encore lui, nous propose d’imaginer Sisyphe heureux de continuer à vivre car " à partir du moment où elle est reconnue, l’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes ". Et Camus de conclure avec cette image qui résume tout le tragique du Liban, avec ou sans Premier ministre, Sisyphe condamné à un sort sur lequel il n’a aucune prise, avec ou sans gouvernement, simple épave ballotée par la fureur des flots : " C’est parce qu’il y a de la révolte que la vie de Sisyphe mérite d’être vécue, la raison seule ne lui permet pas de conférer un sens à l’absurdité du monde. "