Depuis son indépendance, le Liban n’a jamais cherché à s’édifier sur des bases saines et solides, ni à se doter d’une identité ou même d’une raison d’être. Dès 1949, à peine 3 ans après le départ des derniers soldats et fonctionnaires français, Georges Naccache, de retour d’un voyage, fut choqué par l’état de décadence et de « débraillement » de son pays. En quelques mois à peine, tout s’est décomposé et délabré. Le Liban se déconstruisait déjà à vue d’œil. Les câbles électriques trainaient ici et là, des boites téléphoniques hors d’usage jouxtaient d’autres, supposées les remplacer. L’état lamentable des routes et des édifices publics, l’attitude des fonctionnaires et des responsables, « toutes les images qui évoquent la détresse des choses ingouvernées » révoltaient ce journaliste dans sa douloureuse lucidité face à la léthargie généralisée.
L’insouciance de cet Etat sans vision et sans conscience interpelait des personnalités telles que les présidents Alfred Naccache et Emile Eddé, des intellectuels tels que Charles Corm et Fouad Ephrem Boustani, ainsi que des prélats tels que le patriarche Antoine Pierre Arida et l’évêque de Beyrouth Ignatios Moubarac. Tous se sont opposé à la politique mercantile et irresponsable de Béchara el Khoury, le patriarche allant jusqu’à l’excommunier. Pour ces intellectuels, la nation ne pouvait pas se construire sur le néant identitaire. Le Volkstum, ou culture nationale telle que définie par Johann Fichte, était la condition sine qua non pour l’édification d’un Etat stable. A ce titre, Charles Corm élabora un ouvrage sur l’art phénicien, et le patriarche maronite fit publier des manuels pour l’apprentissage de la langue syriaque. L’évêque Ignatios de Beyrouth insista sur l’appartenance du Liban au monde méditerranéen, et maître Boustani dénonça l’adhésion –culturellement injustifiée- du pays à la Ligue Arabe. Cependant, tous ces avertissements furent ignorés tandis que des dynasties de féodaux qui faisaient de la politique une affaire de famille, s’enorgueillissaient de leur virtuosité à réinventer des équilibres communautaires.
Ces équilibres étaient obtenus en vidant les deux plateaux de la balance. On a pesé le vide par le néant. L’histoire officielle supprima tous les siècles s’étalant de la fin de la Phénicie païenne au début de la dynastie des Maan, c’est-à-dire précisément, la période où se forma l’Eglise maronite et où arriva l’Islam au Levant. Dans ce désert culturel, il fut donné libre cours à toutes les spéculations faisant de cette terre un espace complètement vide où les composantes actuelles auraient débarqué après le 7° siècle de notre ère.
Courage et audace
Les champions de l’indépendance ont tout fait pour étouffer l’histoire, s’attaquant indirectement au patrimoine architectural et urbain considéré sans valeur. Dans son ouvrage Totalitarisme et Avant-Gardes, le philosophe Philippe Sers démontre le rôle crucial joué par l’art non seulement dans la construction identitaire et spirituelle, mais aussi dans le processus de libération de l’Homme. L’art interpelle et dénonce et, par là, affronte le totalitarisme qu’il démasque et déconstruit. Où est aujourd’hui notre résistance face à la milice religieuse, terroriste et totalitaire ? Dans notre machine à produire des professionnels, qu’avons-nous fait du spirituel ? Il n’est plus étonnant de voir aujourd’hui notre jeunesse partir comme s’il s’agissait d’un simple hôtel infesté. Georges Naccache écrivait cet avertissement qui aurait pu dater de la veille du 17 octobre 2017 : « Nous sommes gouvernés en violation de toutes les règles de la conduite des nations. Nous vivons dans un équilibre acrobatique à la merci du moindre incident. Le premier choc précipitera la débâcle”.
Maurice Gemayel avait averti à plusieurs reprises contre ce qu’il appelait la politique du replâtrage. Il fallait une action décisive, un revirement radical. Il fallait du courage et de l’audace. Mais on préféra jeter un Georges Naccache en prison plutôt que de regarder le gouffre en face. On préféra exiler l’évêque de Beyrouth, isoler le patriarche, et laisser un Maurice Gemayel s’effondrer dans l’hémicycle du Parlement. Car on voulut continuer de tanguer sur les illusions, sur l’image chimérique du « pays des fêtes » planifié comme un festival et conçu comme un casino.
Nous avons réussi à embellir par des maquillages grotesques les situations les plus navrantes afin d’éviter une révision en profondeur. Nous avons inventé des théories que toutes les philosophies contredisent. Nous nous sommes cramponnés à des interprétations erronées du christianisme afin de justifier notre laxisme face à l’effacement de l’identité, de la langue, de la démographie, de la terre et des frontières.
Pont ou message
Dans la virtuosité de notre vocabulaire, nous avons su masquer un manque de franchise et de discernement. Ainsi le Liban s’est dit tantôt « pont » tantôt « message », pour ne pas avoir à avouer son incapacité à être ce qu’il est supposé être : un pays tout simplement. Sur ce, Georges Naccache écrivait justement, comme si s’était aujourd’hui, « le Liban, par peur d’être simplement ce qu’il est, et à force de ne vouloir être ni ceci ni cela, s’aperçoit qu’il risque maintenant de n’être plus rien du tout ».
Pour beaucoup de penseurs clairvoyants, une initiative sérieuse, courageuse et radicale ne serait possible qu’après l’effondrement total de toutes les institutions étatiques et privées et lorsqu’il n’y a plus rien à perdre. Mais voilà, l’écroulement général a déjà eu lieu et rien ne change dans les comportements. Les professionnels de la politique demeurent les champions du rafistolage et du « replâtrage » dans un pays mort-né, plutôt que d’élaborer et d’entamer un processus concret capable de projeter notre avenir.
Combien de fois allons-nous encore « payer le prix des embrassades de Gemmayzé et de Basta », pour reprendre, une fois de plus, l’expression prémonitoire de Georges Naccache ? Ce n’est pas avec des slogans et des images émouvantes qu’on sauve un pays à la dérive. Mais est-il vraiment à la dérive ? ou, pour être plus réaliste, a-t-il jamais existé ? Là est la question effrayante que tout le monde esquive. La remise en cause se doit de se produire à la base car, nous le savons maintenant, « deux négations ne feront jamais une nation ».
L’insouciance de cet Etat sans vision et sans conscience interpelait des personnalités telles que les présidents Alfred Naccache et Emile Eddé, des intellectuels tels que Charles Corm et Fouad Ephrem Boustani, ainsi que des prélats tels que le patriarche Antoine Pierre Arida et l’évêque de Beyrouth Ignatios Moubarac. Tous se sont opposé à la politique mercantile et irresponsable de Béchara el Khoury, le patriarche allant jusqu’à l’excommunier. Pour ces intellectuels, la nation ne pouvait pas se construire sur le néant identitaire. Le Volkstum, ou culture nationale telle que définie par Johann Fichte, était la condition sine qua non pour l’édification d’un Etat stable. A ce titre, Charles Corm élabora un ouvrage sur l’art phénicien, et le patriarche maronite fit publier des manuels pour l’apprentissage de la langue syriaque. L’évêque Ignatios de Beyrouth insista sur l’appartenance du Liban au monde méditerranéen, et maître Boustani dénonça l’adhésion –culturellement injustifiée- du pays à la Ligue Arabe. Cependant, tous ces avertissements furent ignorés tandis que des dynasties de féodaux qui faisaient de la politique une affaire de famille, s’enorgueillissaient de leur virtuosité à réinventer des équilibres communautaires.
Ces équilibres étaient obtenus en vidant les deux plateaux de la balance. On a pesé le vide par le néant. L’histoire officielle supprima tous les siècles s’étalant de la fin de la Phénicie païenne au début de la dynastie des Maan, c’est-à-dire précisément, la période où se forma l’Eglise maronite et où arriva l’Islam au Levant. Dans ce désert culturel, il fut donné libre cours à toutes les spéculations faisant de cette terre un espace complètement vide où les composantes actuelles auraient débarqué après le 7° siècle de notre ère.
Courage et audace
Les champions de l’indépendance ont tout fait pour étouffer l’histoire, s’attaquant indirectement au patrimoine architectural et urbain considéré sans valeur. Dans son ouvrage Totalitarisme et Avant-Gardes, le philosophe Philippe Sers démontre le rôle crucial joué par l’art non seulement dans la construction identitaire et spirituelle, mais aussi dans le processus de libération de l’Homme. L’art interpelle et dénonce et, par là, affronte le totalitarisme qu’il démasque et déconstruit. Où est aujourd’hui notre résistance face à la milice religieuse, terroriste et totalitaire ? Dans notre machine à produire des professionnels, qu’avons-nous fait du spirituel ? Il n’est plus étonnant de voir aujourd’hui notre jeunesse partir comme s’il s’agissait d’un simple hôtel infesté. Georges Naccache écrivait cet avertissement qui aurait pu dater de la veille du 17 octobre 2017 : « Nous sommes gouvernés en violation de toutes les règles de la conduite des nations. Nous vivons dans un équilibre acrobatique à la merci du moindre incident. Le premier choc précipitera la débâcle”.
Maurice Gemayel avait averti à plusieurs reprises contre ce qu’il appelait la politique du replâtrage. Il fallait une action décisive, un revirement radical. Il fallait du courage et de l’audace. Mais on préféra jeter un Georges Naccache en prison plutôt que de regarder le gouffre en face. On préféra exiler l’évêque de Beyrouth, isoler le patriarche, et laisser un Maurice Gemayel s’effondrer dans l’hémicycle du Parlement. Car on voulut continuer de tanguer sur les illusions, sur l’image chimérique du « pays des fêtes » planifié comme un festival et conçu comme un casino.
Nous avons réussi à embellir par des maquillages grotesques les situations les plus navrantes afin d’éviter une révision en profondeur. Nous avons inventé des théories que toutes les philosophies contredisent. Nous nous sommes cramponnés à des interprétations erronées du christianisme afin de justifier notre laxisme face à l’effacement de l’identité, de la langue, de la démographie, de la terre et des frontières.
- Non, le christianisme ne préconise pas la disparition des nations. Bien au contraire, dans sa philosophie, il considère les nations comme des personnes et dotées des mêmes droits inaliénables en ce qui concerne la spécificité, l’identité et le droit à la propriété donc au territoire.
- Non, un pays ne peut pas se construire sans histoire, sans art, sans patrimoine vert ou bâti, sans identité et sans la langue qui exprime cette identité et l’inscrit dans la réalité tangible.
- Non, l'émigration est loin d’être une qualité phénicienne dont nous pouvons nous enorgueillir. Ce n’est que le syndrome d’un échec social cuisant.
- Non, l’esprit mercantile n’est pas génétiquement phénicien, mais l’écœurant comportement d’une mesquinerie incompatible avec la politique responsable des nations.
Pont ou message
Dans la virtuosité de notre vocabulaire, nous avons su masquer un manque de franchise et de discernement. Ainsi le Liban s’est dit tantôt « pont » tantôt « message », pour ne pas avoir à avouer son incapacité à être ce qu’il est supposé être : un pays tout simplement. Sur ce, Georges Naccache écrivait justement, comme si s’était aujourd’hui, « le Liban, par peur d’être simplement ce qu’il est, et à force de ne vouloir être ni ceci ni cela, s’aperçoit qu’il risque maintenant de n’être plus rien du tout ».
Pour beaucoup de penseurs clairvoyants, une initiative sérieuse, courageuse et radicale ne serait possible qu’après l’effondrement total de toutes les institutions étatiques et privées et lorsqu’il n’y a plus rien à perdre. Mais voilà, l’écroulement général a déjà eu lieu et rien ne change dans les comportements. Les professionnels de la politique demeurent les champions du rafistolage et du « replâtrage » dans un pays mort-né, plutôt que d’élaborer et d’entamer un processus concret capable de projeter notre avenir.
Combien de fois allons-nous encore « payer le prix des embrassades de Gemmayzé et de Basta », pour reprendre, une fois de plus, l’expression prémonitoire de Georges Naccache ? Ce n’est pas avec des slogans et des images émouvantes qu’on sauve un pays à la dérive. Mais est-il vraiment à la dérive ? ou, pour être plus réaliste, a-t-il jamais existé ? Là est la question effrayante que tout le monde esquive. La remise en cause se doit de se produire à la base car, nous le savons maintenant, « deux négations ne feront jamais une nation ».
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