Autant il est exagéré de critiquer les treize députés dits du "changement", à qui certains demandent des comptes alors qu’ils viennent d’être élus, ce qui sert au final les forces de "l’establishment" politique, autant il est nécessaire de mettre les points sur les "i" s’agissant de  leur bref exercice parlementaire. Le but est d’éviter à terme une déception populaire encore plus grande, après que des milliers de Libanais eurent placé leur confiance en cette nouvelle génération de députés.

Ces derniers sont au quotidien la cible d’"armées électroniques" partisanes dont les leaderships savent très bien que les manœuvres destinées à discréditer ces parlementaires et à nourrir la déception de leurs électeurs ne feront que renflouer la vieille structure mafieuse et étouffer tout espoir de révolution face à l’effondrement qui se poursuit de plus belle.

Il ne fait aucun doute que les treize élus ont prêté le flanc aux ténors rompus au jeu politique libanais depuis des décennies, et facilité l’acharnement de ces derniers sur eux.  Leurs positions lors des échéances consécutives aux élections législatives ont dénoté une spontanéité chaotique, en plus des divisions dans leurs rangs, ce qui a choqué la majorité des électeurs qui espéraient que le bloc des treize, issus du soulèvement populaire, soit plus organisé et affûté. Pour les Libanais, les forces du changement sont vulnérables à cause de leur hétérogénéité, de l’absence d’une vision commune et de leur incapacité à converger sur un projet politique et économique commun. Pourtant, selon des sources proches de ces députés, ces derniers travailleraient d’arrache-pied pour élaborer un tel projet.

Au Parlement, les nouveaux élus n’ont pas réussi à s’accorder sur les dossiers essentiels tels que la désignation d’un Premier ministre, la participation aux consultations parlementaires non contraignantes pour la formation d’un gouvernement, ou encore l’envoi par le Hezbollah de trois drones qui ont survolé le champ gazier de Karish. Les forces du changement restent divisées entre "souverainistes" et pro "résistance légitime", ce qui complique une adhésion autour de principes communs pour échafauder un plan d’action et les mécanismes pour sa mise en œuvre.

Mona Fayad, professeure de psychologie et activiste politique, se fait l’écho d’une certaine déception populaire. "La plupart de ces nouveaux députés n’ont pas été à la hauteur des aspirations de leurs électeurs, et n’ont initié, pour l’heure, aucun changement notable ", estime-t-elle dans un entretien avec Ici Beyrouth. "Ils poursuivent leurs activités qu’ils pouvaient d’ailleurs mener sans être parlementaires. Prenons Melhem Khalaf, l’ex-bâtonnier et député actuel, par exemple. N’aurait-il pas pu enquêter sur l’avenir des réserves en or et plaider en faveur des droits des déposants à partir de son poste de bâtonnier?", s’interroge Mona Fayad. "Son action aurait été certainement plus fructueuse. Nous avons l’impression que ces députés engagent certaines actions rien que pour l’effet d’annonce. Ce que l’on attend d’eux c’est de légiférer et de réclamer des comptes au gouvernement et non de se rendre sur le terrain pour vérifier la qualité des infrastructures, les canalisations d’eau en l’occurrence. D’ailleurs, à ce rythme, il leur faudra des décennies pour tenir leurs promesses", poursuit-elle.

Mona Fayad considère par ailleurs que "les positions des ‘forces du changement’ concernant les dossiers principaux restent toujours floues, alors que ces dernières doivent s’attaquer aux sources des problèmes, telles que la souveraineté et l’indépendance de l’État, les frontières poreuses, et la question des armes illégales…"

Abondant dans le même sens, Antoine Nasrallah, avocat et ancien cadre aouniste, estime dans un échange avec Ici Beyrouth que "l’action des nouveaux députés soulève des questions à plus d’un titre". "Leur échec à s’accorder sur les échéances montre qu’ils n’étaient pas préparés à la victoire. Ils ne disposaient d’aucun plan pour traiter les dossiers et les échéances qui se sont imposés à eux… C’était d’ailleurs évident lors de l’élection du président et du vice-président de la Chambre, des élections des commissions parlementaires, et de la désignation du Premier ministre. Au lieu de se réunir jusqu’à ce qu’ils trouvent un consensus concernant les échéances à venir, ils sont passés dans les médias sans aucune préparation, et ont apporté des réponses qui leur ont valu une avalanche de critiques, à la hauteur des espoirs qu’ils cristallisaient!", rappelle-t-il.

M. Nasrallah considère que le parcours parlementaire encore très récent de ces députés pose une question fondamentale, à savoir: "Existe-t-il un moyen pour amorcer un changement à l’heure actuelle au Liban avec la même nomenclature au pouvoir? Or, redresser la barre requiert la présence de députés forts d’un plan, avec des objectifs clairs, et non des députés apolitiques."

Rabih el Chaer, activiste politique et ancien candidat sur la liste "Chamalouna", dans le Nord III, apporte un autre regard, moins critique, sur l’action de ce groupe parlementaire. Il explique, dans un entretien avec Ici Beyrouth, que "ces nouveaux députés ne sont pas affiliés aux partis politiques sectaires où une seule personne prend les décisions… C’est autant leur force que leur talon d’Achille.  Ainsi, chaque échéance fait l’objet d’échanges et de débats. Néanmoins, leur manque de réactivité lorsqu’il s’agit de prendre une décision rapide et les délais dans la prise d’initiative peuvent être considérés comme des faiblesses susceptibles de leur faire perdre crédit aux yeux de l’opinion publique qui les soutenait. Il est important de rappeler également que les nouveaux députés ne se connaissent pas. De plus, ils se sont présentés aux élections sur des listes différentes et avec des programmes différents. Cependant, ils s’unissent uniquement sous des principes comme l’État laïc, la lutte contre la corruption, la souveraineté, la séparation des pouvoirs et l’alternance du pouvoir. Des préceptes qui doivent être considérés comme acquis, mais que les partis au pouvoir s’appliquent à bafouer".

M. el Chaer voit que le rôle des députés du "changement" évoluera avec le temps et considère que "leur nombre est susceptible de varier, néanmoins cela reste un détail. Le plus important demeure leur attachement au processus démocratique et à l’indépendance dans la prise de décision qui leur permet d’exprimer leur opinion librement."