La Russie a accusé dimanche dernier l’Ukraine de vouloir faire exploser une " bombe sale " sur son propre territoire pour faire croire à une attaque russe. Lors d’un marathon téléphonique avec, tour à tour, ses homologues américain, français, britannique et turc, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a exprimé les craintes de son pays face à ce " danger très grave ". La réaction de l’Ukraine et de ses alliés ne s’est pas fait attendre. Ils ont rejeté en bloc ces déclarations "fausses" et accusé à leur tour Moscou d’utiliser cette allégation comme " prétexte à une escalade ". Qu’en est-il donc de cette affaire de " bombe sale "? Information ou désinformation?

Pour étayer leur thèse sur la bombe sale ukrainienne, les Russes ont utilisé des documents slovènes datant de 2010. Les experts russes en " Photoshop " ont oublié de retoucher la mention " radioaktivno " en slovène, imprimée en lettres latines sur les sacs de " déchets radioactifs ", alors que les Ukrainiens, comme les Russes, utilisent l’alphabet cyrillique depuis le IX siècle…

 

Des documents slovènes datant de 2010…

Premier constat (de taille): la Russie a utilisé une photo provenant de Slovénie et datant de 2010 pour étayer sur Twitter ses allégations sur la " bombe sale " que préparerait actuellement l’Ukraine, a indiqué le gouvernement slovène à l’AFP mercredi.

L’usage " a été fait à mauvais escient et à l’insu des autorités slovènes ", a déclaré Dragan Barbutovski, conseiller au bureau du Premier ministre Robert Golob.

Plus tôt, le gouvernement slovène avait publié une série de tweets en anglais pour dénoncer le fait que " la photo utilisée par le ministère russe des Affaires étrangères sur Twitter " soit " une photo de l’Agence slovène des déchets radioactifs (ARAO) ".

Lundi, le ministère russe des Affaires étrangères avait publié, également en anglais sur Twitter, le message suivant: " Ministère russe de la Défense: selon les informations à notre disposition, deux organismes ukrainiens ont reçu l’ordre de créer la #bombesale ".

Le texte était illustré par des photos représentant notamment une centrale nucléaire, un site de stockage des déchets radioactifs, des réacteurs de recherche scientifique ainsi que des sacs en plastique contenant de l’uranium et du plutonium usagés.

Le mot " radioaktivno ", qui veut dire " radioactif " en slovène, figurait sur les sacs plastiques!

" L’une des photos utilisées dans le tweet russe pour faire référence aux capacités ukrainiennes de " bombe sale " […] date de 2010 et a été utilisée lors de conférence et pour des dépliants ", a expliqué le gouvernement de la Slovénie, pays membre de l’Union européenne (UE) et de l’Otan.

Elle a été " publiée à l’insu de l’ARAO ", a-t-il précisé.

" Les déchets radioactifs sont stockés en toute sécurité et sous surveillance en Slovénie. Ils ne seront pas utilisés pour fabriquer des bombes sales ", a-t-il ajouté.

Une " arme de perturbation massive "

Le terme de " bombe sale ", aussi appelée " dispositif de dispersion radiologique " (DDR), désigne une bombe conventionnelle entourée de matériaux radioactifs destinés à être disséminés sous forme de poussière au moment de l’explosion.

Elle a pour but premier de contaminer une zone géographique et les personnes qui s’y trouvent autant par des radiations directes que par l’ingestion ou l’inhalation de matériaux radioactifs.

" Une bombe sale n’est pas une ‘arme de destruction massive’ mais une ‘arme de perturbation massive’ qui vise principalement à contaminer et faire peur ", résume la Commission de régulation nucléaire américaine.

 

 

Ce type de bombe n’est pas considéré comme une arme atomique, dont l’explosion résulte de la fission (bombe A) ou de la fusion (bombe H) nucléaires et provoque d’immenses destructions dans un vaste rayon. La fabrication d’une bombe atomique requiert de recourir à des technologies complexes d’enrichissement d’uranium. Beaucoup moins complexe à confectionner, la " bombe sale " emploie quant à elle un explosif conventionnel.

Cependant, la poussière et la fumée radioactives peuvent se propager plus loin et présenter un danger pour la santé en cas d’inhalation de la poussière ou d’ingestion d’aliments ou d’eau contaminés.

Les matériaux radioactifs nécessaires à la fabrication d’un tel engin explosif sont utilisés dans les hôpitaux, les établissements de recherche, les sites industriels ou militaires.

Dialectique soviétique
Ce tweet du ministère russe des Affaires étrangères expose la menace radioactive liée à l’usage d’une " bombe sale ".

 

 

Dès l’annonce des déclarations russes, Ukrainiens et Occidentaux ont redouté que ces nouvelles accusations cachent la volonté d’une attaque menée sous un faux drapeau, suspectant la Russie d’être prête à faire exploser elle-même une " bombe sale " pour justifier, par exemple, l’emploi d’une arme nucléaire tactique en représailles.

Le président Volodymyr Zelensky était le premier à réagir. L’Ukrainien est, comme la majeure partie de la population des pays nés après l’effondrement de l’URSS, y compris les Russes eux-mêmes, sont des habitués, sinon des experts, de la rhétorique de la propagande soviétique. " Si la Russie dit que l’Ukraine serait en train de préparer quelque chose, cela signifie une seule chose : la Russie a déjà préparé tout cela ", a réagi le chef de l’Etat ukrainien, accusant ainsi Moscou de chercher à justifier une escalade du conflit.

Le lieutenant-général Igor Kirillov, en charge des troupes russes pour la protection radioactive, chimique et biologique, affirmant que l’Ukraine a " un motif " et " le potentiel " pour créer une " bombe sale ". Selon Kirillov, " Le but de la provocation est d’accuser la Russie d’utiliser des armes de destruction massive en Ukraine, et de lancer ainsi une puissante campagne antirusse ".

 

 

" Personne ne serait dupe d’une tentative d’utiliser cette allégation comme prétexte à une escalade ", ont commenté de leur côté les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. Les trois puissances nucléaires siègent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Escalade ou diversion?

L’accusation de la Russie redonne corps à l’hypothèse d’une escalade nucléaire, même si certains analystes n’excluent pas une simple diversion.

" Les Russes ont recours à cette dialectique d’escalade à cause des difficultés bien réelles sur le front " face à des forces ukrainiennes à l’offensive, huit mois après le début de l’invasion, analyse une source militaire occidentale.

 

Les allégations de Moscou interviennent alors que les forces russes sont en difficulté sur plusieurs fronts en Ukraine, ayant perdu en septembre des milliers de kilomètres carrés dans le nord-est et désormais en recul dans la région de Kherson, dans le sud.

Or " conventionnel et nucléaire doivent s’épauler: s’il y a un déséquilibre, vous vous retrouvez à devoir escalader pour éviter une défaite tactique sur le champ de bataille qui peut devenir une défaite stratégique ", commente cet officier pour l’AFP.

Mi-mars, après l’échec d’une offensive-éclair visant à s’emparer du pouvoir à Kiev, Moscou avait également accusé le pouvoir ukrainien de gérer des laboratoires destinés à produire des armes chimiques et biologiques.

 

Les accusations de la Russie sur l’utilisation possible par l’Ukraine d’une " bombe sale " correspondent à une tactique classique de Moscou: " accuser les autres de ce qu’ils ont l’intention de faire ", met en garde le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg, lors d’une interview à bord du porte-avions USS George H.W. Bush.

 

 

Pour autant, le scénario d’une bombe sale permettant de justifier une attaque nucléaire tactique paraît peu crédible, selon certains experts.

Tout d’abord, les services de renseignement occidentaux n’ont pas observé de changement de posture nucléaire russe. En outre, " si les Russes se livraient à une attaque sous faux drapeau " en ayant recours à une bombe sale, " nous le saurions immédiatement.

Il est possible de fabriquer une arme chimique à partir de rien, en revanche la matière nucléaire possède une empreinte très identifiable ", jusqu’au réacteur dont proviennent les déchets, fait valoir auprès de l’AFP William Alberque, expert en contrôle des armements à l’Institut international d’études stratégiques (IISS) de Londres.

" C’est seulement du bruit pour faire peur, une diversion " dont Moscou va ultérieurement tenter de tirer profit en expliquant avoir dissuadé Kiev de faire usage d’une bombe sale, juge-t-il.

En mars 2016, la cellule terroriste responsable des attentats à la bombe de Bruxelles avait prévu la fabrication d’une " bombe sale " radioactive après une surveillance vidéo par deux des kamikazes d’un " expert nucléaire " belge.

 

 

Un tweet très singulier rappelle une citation de l’écrivain et dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne à propos de la propagande et la langue de bois adoptées par le pouvoir:

Nous savons qu’ils mentent

Ils savent qu’ils mentent

Ils savent que nous savons qu’ils mentent

Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent

Ils continuent quand même de mentir 

 

Georges Haddad, avec AFP