Le rapatriement par Paris de 37 Français détenus dans des camps de prisonniers jihadistes en Syrie soulève une problématique commune à de nombreux pays européens : comment gérer le retour de leurs ressortissants, notamment les mineurs, partis rejoindre l’Etat islamique ?

De nombreuses compagnes ou ex-compagnes de jihadistes, ainsi que leurs enfants, sont encore détenues dans différentes prisons kurdes en Syrie. (AFP)

L’Union européenne s’inquiète régulièrement de la menace posée par le retour de ses ressortissants affiliés à l’État islamique (EI). Depuis 2011, environ 5300 Européens se sont rendus au Levant, la plupart pour rejoindre l’organisation terroriste. Après la chute de son califat en 2019, les combattants restants et leurs familles ont en partie été capturés puis détenus dans des prisons et des camps sous administration kurde. Ceux de Roj et Al Hol, au nord-est de la Syrie, sont parmi les plus connus.

Toujours en 2019, les chiffres du think tank belge Egmont établissaient à 1130 le nombre d’Européens détenus en Syrie et dans une moindre mesure en Irak. Parmi eux, une majorité de Français dont une partie a depuis été rapatriée. Ainsi, selon des sources concordantes, il resterait aujourd’hui environ 118 mineurs et 35 jihadistes français dans la région. À noter que ce dernier chiffre ne concerne que les femmes, les hommes étant pour la plupart morts, présumés comme tels ou jugés sur place.

La prison d’Al-Hol (près de Raqqa) est pleine d’anciens combattants de l’EI (AFP)

Combattants formés et radicalisés, enfants souvent traumatisés… En cas de retour, chaque personne fait l’objet d’une prise en charge délicate, mêlant le social au légal, tout adulte faisant l’objet d’une procédure judiciaire. "À cela s’ajoute une complexité du point de vue juridique car certains de ces enfants sont nés à l’étranger sans état civil. Leur citoyenneté française n’est donc pas établie d’emblée à leur arrivée, sauf si leur mère est française ", explique Sofia Amara, grand reporter spécialiste du Proche-Orient. Le cas échéant, un test ADN est effectué pour établir la filiation.

Mais c’est principalement les préoccupations d’ordre sécuritaire qui ont longtemps poussé certains pays Occidentaux à refuser le rapatriement de leurs ressortissants. " Les autorités kurdes elles-mêmes en veulent un peu à la France qui, comme d’autres pays européens, leur a laissé ses ressortissants sur les bras ", note la journaliste. Ces détenus potentiellement dangereux sont à la charge de Kurdes dépourvus d’État officiel et qui doivent en assumer le poids financier.

Véritables poudrières de l’État islamique, les camps constituent des terreaux favorables à la propagation d’idéaux extrémistes, en particulier auprès des enfants. "Ils y grandissent dans la haine, dans le désir de vengeance, avec des mères qui pour certaines n’ont absolument pas abandonné leurs idéaux extrémistes. Tout cela constitue une véritable cocotte-minute, qu’elles soient en Syrie ou ramenées en France", analyse la reporter.

Dans les camps, les conditions sont particulièrement difficiles pour les enfants (AFP)

Le risque d’évasion liée à la gestion complexe de ces camps et à l’instabilité régionale représente aussi un danger, notamment si d’anciens combattants parvenaient à rejoindre leur pays d’origine. Nombre de spécialistes s’accordent ainsi à dire que la prise en charge des ressortissants par ces États serait la solution la "moins pire" d’un point de vue sécuritaire.

Mais dans une Europe durement marquée par les attentats, la perspective de rapatrier de potentielles "bombes à retardement" rend le pilotage du dossier extrêmement sensible. C’est particulièrement le cas en France, pays le plus durement touché, notamment lors des attaques du 13 novembre 2015. Ainsi, l’initiale rigidité de Paris sur la question s’explique en grande partie par la prise en considération de l’opinion publique : "Outre le fait de ne pas souhaiter voir ces gens rapatriés aux frais du contribuable, elle craint qu’ils ne constituent un danger sur le long terme", note Sofia Amara. Cette situation explique en partie que Paris a longtemps fait figure de mauvais élève, notamment face à la Finlande, au Danemark et à la Suède qui ont déjà fait revenir l’intégralité de leurs ressortissants mineurs et leurs mères.

Changement de cap  

Face à la multiplication des recours judiciaires, aux pressions de l’ONU et au travail des journalistes dénonçant les nombreuses privations inhérentes aux camps de détention, la France semble néanmoins changer de cap. A ce titre, les condamnations en 2022 par le Comité des droits de l’enfant puis par la Cour européenne des droits de l’Homme en raison de son manque d’action concernant le retour de femmes et de mineurs y jouent un rôle prépondérant. " Il en est de même de la condamnation prononcée par le Comité de l’Onu contre la torture, le 16 janvier dernier. Huit jours plus tard, le ministère français des Affaires étrangères annonçait le rapatriement de 15 femmes et 32 enfants détenus dans les camps de prisonniers jihadistes au nord-est de la Syrie.

La Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg (AFP)

Cette opération, la troisième d’une telle ampleur après celles de juillet et d’octobre 2022 au cours desquelles la France a rapatrié au total 31 femmes et 75 enfants, signe la fin de la politique du "cas par cas" opérée par le Quai d’Orsay depuis 2019. "C’est l’ultime démonstration que la France est, et a toujours été, en mesure de rapatrier des enfants et leurs mères", a souligné à l’AFP Marie Dosé, avocate militant pour le rapatriement de ces personnes. Selon elle, il resterait encore "des orphelins et quelques mères demandant à être rapatriées avec leurs enfants, notamment une femme en situation de handicap".

Reste néanmoins l’épineuse question du bilan psychologique des mineurs. Séparés de leur mère à l’arrivée – celles-ci faisant souvent l’objet d’un mandat d’arrêt ou de recherche – les enfants sont pris en charge par un service d’accueil d’urgence. La France étant le pays européen comptant le plus grand nombre d’enfants élevés sous l’État islamique, elle est, de fait, la première à avoir mis en place un dispositif de prise en charge et d’évaluation des mineurs. Celui-ci comprend une évaluation pédopsychiatrique réalisée sur trois mois, complétée le cas échéant par un suivi sur le moyen ou le long terme.

La prise en charge psychologique des enfants de Daech pose de nombreux défis (AFP)

Petits garçons forcés à devenir des bourreaux, à assister à des décapitations ou à se rendre au front ; petites filles violées ou forcées d’assister au viol de leur mère… La liste des violences détaillées par la journaliste est longue. Une circulaire publiée par Matignon en mars 2017 reconnaissait à ce titre que l’on pouvait " supposer que l’ensemble de ces mineurs, quel que soit leur âge, a évolué dans un climat d’une violence extrême ". Une étude réalisée par des psychiatres et psychologues sur 53 enfants français issus de régions contrôlées par l’EI révèle ainsi que " les troubles de l’attachement, les épisodes dépressifs, les troubles anxieux et les troubles de l’adaptation sont parmi les plus fréquemment identifiés chez ces jeunes patients ". Le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique est quant à lui plus difficile à confirmer.

Victimes et embrigadés

Mais la prise en charge psychologique de ces mineurs soulève d’autres défis, notamment en matière de radicalisation. Or il est aujourd’hui extrêmement difficile pour les psychologues et les psychiatres d’en évaluer le niveau. " On n’arrive pas à traiter le mal, le tort qui a été causé à des enfants en bas âge en matière d’embrigadement. Sans compter la barrière de langue ", explique Sofia Amara, qui a longuement travaillé sur la question auprès de psychiatres et psychologues allemands.

Une situation qui donne du fil à retordre aux autorités. "On parle de mesures adaptées en matière d’éducation. Je demande à voir car tous les spécialistes que j’ai vus en Allemagne entre 2017 et 2019 me disent qu’ils n’ont pas encore trouvé un moyen, et ce depuis les jeunesses hitlériennes, pour "désembrigader". Ils n’ont pas les clés, ils avancent à tâtons", poursuit la journaliste avant de conclure: "Ces jeunes sont à la fois victimes et embrigadés, c’est la pire forme d’atteinte qui puisse être faite à un enfant".