Lancée comme une simple " opération militaire spéciale ", selon la terminologie du Kremlin, l’invasion de l’Ukraine devait durer au maximum deux ou trois semaines. Du moins c’est ce que pensaient les stratèges à Moscou. Mais, depuis le 24 février 2022, la Russie va d’échec en affaiblissement, son armée s’enlise dans le bourbier ukrainien et le chef du Kremlin est tombé dans son propre piège. Pour un Poutine aux abois, peu d’options restent disponibles.

Un portrait de Poutine utilisée comme cible d’entraînement par des soldats ukrainiens.

Prestement sanctionnée par les Occidentaux après l’invasion de l’Ukraine, l’économie russe s’affaiblit. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, vient de déclarer, jeudi, que les mesures punitives prises depuis un an ont déjà fait reculer l’économie russe d' "une génération ". Elle a noté que le plafonnement du prix du pétrole russe exporté à 60 dollars le baril coûtait à Moscou 160 millions d’euros par jour.

Sanctions économiques

L’arrêt du flux de pétrole et de gaz russes n’a pas provoqué le choc énergétique redouté. Les pays européens ont réussi tant bien que mal à surmonter cette épreuve en diversifiant leurs sources d’approvisionnement et en plafonnant le cours du baril.

Pour la Russie, les retombées de l’aventure poutinienne se feront sentir, hélas, à long terme: aucun pays européen ne misera désormais sur les hydrocarbures russes avant des décennies. Ce sera trop tard, car déjà, le monde est en pleine transition énergétique.

Un soldat russe tué devant son blindé aux premiers jours de l’invasion de l’Ukraine.

Les Européens ont débloqué sans compter des milliards d’euros pour subventionner leurs entreprises et aider leurs citoyens, tandis qu’un hiver doux a contribué à amortir l’impact du sevrage.

Évidemment, la pénurie énergétique, ainsi que celle touchant les céréales, ont provoqué une inflation mondiale. Celle-ci a pu être jugulée en partie grâce aux hausses des taux d’intérêt, mais la croissance a reçu un coup sérieux.

Par ailleurs, les sanctions commerciales ont privé la Russie de composants technologiques essentiels à son industrie. Cette dernière étant en grande partie dominée par la production de matières premières métalliques et par… l’industrie militaire, élémentaire pour un pays en état de guerre (qu’il a, de surcroît, lui-même déclenché). Ce n’est pas par hasard que Joe Biden avait traité Poutine de "tueur" dangereux "qui vend du pétrole et des armes".

Dmitri Medvedev, ancien président russe et actuel vice-président du puissant Conseil de sécurité, inspecte une usine de chars dans l’Oural: les forces russes ont rapidement souffert de pertes importantes en matériel et véhicules militaires.

Du fait que les armes manquent, Moscou n’a pas hésité à importer des drones et des missiles d’Iran. Une humiliation pour le deuxième exportateur d’armes au monde dont l’industrie militaire est source de fierté nationale. D’autant que l’Iran est un pays nettement moins avancé dans le domaine technologique. Peut-on imaginer un jour les États-Unis importer des armes d’un pays en développement?

Revers militaires

Les revers de l’armée russe, aussi outrageants soient-ils pour une deuxième puissance militaire mondiale, sont d’autant plus humiliants que le Kremlin s’est empressé de proclamer, en grande pompe, l’indépendance des quatre " républiques " populaires… Ces États fantoches qui correspondent aux quatre régions occupées, mais en partie perdues, plus tard, par les forces russes.

Poutine et les chefs des " Républiques populaires " autoproclamées de Donetsk, Lougansk, Zaporijjia et Kherson lors de la proclamation de leurs " indépendances ", fin septembre au Kremlin.

La grande fête organisée lors de la proclamation d’indépendance était surtout destinée à montrer aux Russes que leur gouvernement est sur la bonne voie… À montrer que les " frères " russophones de l’Est ukrainien sont " libérés " des " néonazis " et que l’armée fait des merveilles sur le terrain.

Poutine doit calmer l’opinion publique. Les élites grondent, le peuple murmure. Leur réprobation risque de s’aggraver, surtout après l’impopulaire mobilisation de 300 000 hommes. Auparavant, la guerre ne dérangeait pas outre mesure le Russe moyen, habitué à un faible niveau de vie et grandement préoccupé à assurer ses besoins élémentaires, plutôt que de traiter de politique. Cela est d’autant plus vrai qu’il sait que l’espoir d’un changement politique est minime.

L’invasion de l’Ukraine a provoqué une hécatombe pour le matériel russe, très vulnérable face aux armes occidentales.

La mobilisation a touché le citoyen russe dans sa propre personne. Plus de 700 000 personnes ont pris le chemin de l’exil pour échapper à la boucherie. Ils refusent d’être de la chair à canon. Les rapports indépendants estiment à 180.000 le nombre de soldats morts sur le champ du déshonneur. L’enjeu, pour eux, est d’autant plus dangereux qu’ils doivent assurer eux-mêmes leurs tenues de combat, leurs gilets pare-balles et d’autres équipements militaires. L’armée n’a ni les moyens ni le stock nécessaires pour équiper ses soldats!

Alliances fragiles

A l’étranger, Poutine a tenté de former une alliance avec ses alliés. Malgré les conférences et les cliquetis des appareils photo, la Chine et l’Inde, seuls alliés de poids, ont refusé d’accorder leur blanc-seing. Ils ont plutôt conseillé à Poutine d’éviter la guerre. Même les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, pourtant considérées comme les vassaux de Moscou, ont opposé une fin de non-recevoir. Quant à l’Iran…

Poutine, Raïssi et Erdogan, lors de l’annonce de leur " alliance " à Téhéran, en juillet dernier.

Malgré tout, le Kremlin poursuit sa rhétorique enflammée, se vante de ses exploits, défend la " justesse " de son " opération militaire spéciale ". Pour générer les mensonges, Poutine peut compter sur un autre " dinosaure " de l’époque soviétique, son chef de la diplomatie Sergueï Lavrov.

Lavrov et Poutine ont tous les deux égoutté la mamelle de la propagande soviétique. Ils passent pour des virtuoses dans l’art du mensonge. Leur thème préféré est la Seconde Guerre mondiale: les Occidentaux sont comparés à Hitler, les Russes " menacés d’une solution finale ", les leaders ukrainiens sont des nazis russophobes etc. Des propos qui touchent les esprits des Russes, tellement l’URSS avait exploité la victoire contre l’Allemagne lors de ce qu’ils appellent eux-mêmes la " Grande guerre patriotique ". Une terminologie propre aux Soviétiques, et toujours usitée, imposée par la participation tardive de Moscou à la Seconde Guerre mondiale, en raison du pacte germano-soviétique et du partage de la Pologne entre les deux dictateurs…

Quelles options?

" Comment peut-il s’en sortir? Comment peut-il faire en sorte qu’il ne perde ni la face, ni son pouvoir en Russie? ", avait déclaré en septembre dernier Joe Biden. Une déclaration illustrant les questions qui hantent les Occidentaux quant aux desseins du président russe et comment mettre fin à la guerre.

À ces questionnements, même Poutine ne dispose pas de réponse. C’est la fuite en avant. La preuve, il a entraîné son pays dans une guerre inutile sans même penser aux conséquences politiques, diplomatiques ou économiques. Il a montré au grand jour la déliquescence de son armée et la faiblesse de sa chaîne de commandement. Il a surtout entraîné son peuple dans une spirale d’appauvrissement au lieu de mobiliser les (énormes) ressources du pays pour améliorer son niveau de vie.

Comment peut-il s’en sortir? Un retrait n’est pas à l’ordre du jour. Un dictateur ne peut pas perdre une guerre, car s’il perd cela veut dire qu’il est mort. Poutine préfèrerait tout sacrifier pour ne pas se montrer vaincu. D’ailleurs, s’il le fait, il signera la fin de sa carrière politique, et peut-être plus, une condamnation.

Nucléaire? Soulèvement?

Des négociations de paix sont inenvisageables dans le contexte actuel. Les Ukrainiens réclament leurs terres avant toute négociation. Les efforts du président Macron dans ce sens, le seul leader occidental à vouloir garder un canal de communication avec le Kremlin, se sont soldés par un échec. Pire, sa position conciliante envers Poutine, bien qu’elle soit justifiée par sa volonté de médiation, s’est retournée contre lui. Ukrainiens et Occidentaux lui reprochent sa tiédeur envers la Russie et son engagement timide dans la livraison d’armes à Kiev.

Dmitri Medvedev, ancien président russe, lors d’une visite d’une usine de missiles dans la région de Moscou.

Il y a le scénario terrifiant du recours à l’arme nucléaire. Si Poutine ne l’a pas encore utilisé, c’est que, ou bien il lui reste un peu de bon sens, ou bien il sait que la riposte américaine sera automatique. Par ailleurs, il est très probable que, à l’instar des armes conventionnelles, l’arsenal nucléaire russe soit obsolète!

Certains pensent qu’une révolution de palais pourrait arracher le pouvoir à Poutine. Le chef d’état-major des armées britanniques, l’amiral Tony Radakin, avait écarté, dans une interview à la BBC, en juillet dernier, toute possibilité d’assassinat du président russe. " En tant que professionnels militaires, nous voyons un régime relativement stable en Russie. Le président Poutine a été en mesure d’étouffer toute opposition (…) et personne au sommet n’a la motivation de le défier " , a-t-il soutenu.

Un dangereux ours blessé
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors du sommet UE-Ukraine à Kiev le 3 février 2023.

Poutine dispose à présent d’une seule possibilité: gagner du temps. C’est ce qu’il fait d’ailleurs. D’abord, car il n’a pas le choix, ensuite parce qu’il peut espérer plusieurs options à l’avenir.

Il espérait un changement radical de politique de la part des républicains au Congrès. S’il ne l’a pas eu, il peut toujours espérer le retour de Trump au pouvoir en 2024. Ce calcul est dangereux pour deux raisons: Trump n’a que très peu de chance de revenir à la Maison-Blanche et la Russie ne tiendra pas aussi longtemps sous les sanctions sans qu’il y ait une vraie grogne sociale.

Il ne peut pas compter sur les divisions parmi les alliés occidentaux. Au contraire, l’invasion de l’Ukraine les a soudés. Pour une fois, les Européens se sont mis d’accord sur une politique à suivre. Exception faite du très populiste Premier ministre hongrois Viktor Orban, bien sûr. Par ailleurs, la lassitude et l’indifférence face à la cause ukrainienne, voire le rejet de toute forme d’aide ou d’intervention militaire pour soutenir Kiev, n’a pas eu lieu non plus. Ni l’inflation, ni la cherté des hydrocarbures n’ont fait reculer les gouvernements, et surtout, leurs électeurs. D’ailleurs, en l’absence d’échéances électorales majeures et de partis résolument isolationnistes, l’Ukraine est assurée d’un soutien occidental stable, sinon croissant.

Volodymyr Zelensky accueilli au Parlement européen le 9 février dernier.

Cependant, il ne faut guère crier victoire. L’ours est sévèrement blessé et ceci le rend encore plus dangereux. Poutine n’a pas encore utilisé toutes ses cartes. À part un acte nucléaire irréfléchi, il pourra parfaitement mener une guerre d’attrition contre les Occidentaux. L’armée russe est capable, à grand renfort de chair fraîche, de tenir ses positions au Donbass tout en harcelant de temps à autre le reste de l’Ukraine. Dérangeant de la sorte le chantier de la reconstruction, tout en dissuadant les investisseurs étrangers.

Le maître du Kremlin, ayant montré à maintes reprises qu’il est sans scrupules, pourra recourir à l’arme du terrorisme, par le biais de plusieurs partis ou formations politiques à l’ouest. À part l’extrême droite, l’Europe et l’Amérique ne manquent pas d’entités ou de personnes prêtes à servir les Russes, par idéologie ou par appât du gain. L’Iran ou la Corée du Nord (ainsi que la Syrie et à la rigueur la Birmanie ou le Venezuela) sont des exemples de régimes qui se sont accommodés de l’isolement international et des sanctions de toutes sortes.

Georges F. Haddad