Corruption, inflation, immigration, guerre en Ukraine et partition de l’île: de nombreux défis attendent le nouveau président chypriote Nikos Christodoulides.

C’est au terme d’un scrutin serré que le conservateur Nikos Christodoulides a remporté l’élection présidentielle chypriote ce dimanche 12 février : à peine 15.000 voix le séparaient de son rival, Andréas Mavroyiánnis, candidat indépendant soutenu par le parti communiste Akel.

Les deux diplomates s’étaient qualifiés pour le second tour une semaine plus tôt, devançant le candidat officiel du parti conservateur Disy, ou Rassemblement démocrate. Le principal parti de droite avait, en effet, refusé de soutenir M. Christodoulides qui en était pourtant issu, conduisant ce dernier à se présenter comme dissident avec l’appui des milieux d’affaires, mais aussi de la puissante Église orthodoxe. Le premier tour a aussi été marqué par un score significatif du Front populaire national: l’organisation néofasciste, longtemps proche des nazis grecs d’Aube dorée, a obtenu pas moins de 6 % des suffrages. En dépit de son extrémisme, le nouveau président n’exclut pas d’intégrer ce parti à son gouvernement.

Le président sortant Níkos Anastasiádis (à droite) est un ardent soutien de Nikos Christodoulides (gauche).

Appelant à la mise en place " d’un gouvernement formé sur la base d’un large consensus social ", M. Christodoulides, qui prendra ses fonctions pour cinq ans le 28 février prochain, a promis de centrer son action sur la lutte contre la corruption. Il faut dire que Nicosie part de loin : selon l’ONG Transparency International, elle se place parmi les pires élèves de l’Union européenne en matière de corruption. Le président sortant, l’avocat d’affaire Níkos Anastasiádis, ardent soutien de M. Christodoulides, son ancien ministre des Affaires étrangères, a notamment été cité dans les Pandora Papers.

En dépits des progrès réalisés ces dernières années, l’île reste largement considérée comme un paradis fiscal et une plateforme financière destinée au blanchiment d’argent, notamment au profit d’oligarques russes, mais également de politiciens libanais véreux et du Hezbollah. Une situation mise en lumière par le scandale des "passeports dorés", un programme qui octroyait la nationalité chypriote – et donc la citoyenneté européenne – en échange d’investissements de plusieurs millions d’euros: un programme dont la Cour des comptes chypriote a montré en août dernier qu’il avait fait l’objet de nombreux abus et avait profité à une large série d’acteurs douteux. Si M. Christodoulides a prôné une "tolérance zéro" face à la corruption, il n’en reste pas moins l’ancien membre d’un gouvernement éclaboussé par ce scandale.

Andréas Mavroyiánnis, candidat malheureux soutenu par le parti communiste Akel.
Une situation économique ambivalente

M. Christodoulides doit en outre assumer le bilan économique contrasté de ce gouvernement. En 2008, Dimítris Khristófias devient le premier chef d’État membre d’un parti communiste de l’Union européenne: après avoir augmenté le salaire minimum et les pensions de retraite, son gouvernement doit affronter une grave crise financière résultant des pratiques frauduleuses du secteur bancaire chypriote et des répercussions de la crise grecque. M. Khristófias refuse le plan de sauvetage européen conditionné à une sévère politique d’austérité économique et à des privatisations massives tandis que l’éclatement des forces politiques au Parlement l’empêche d’adopter un plan de taxation des banques.

C’est dans ce contexte qu’est élu celui qui est désormais le parrain de M. Christodoulides, M. Anastasiádis, en 2013. À rebours de son prédécesseur, ce dernier choisit d’accepter le plan de sauvetage de l’UE et ses sévères réformes structurelles: les Chypriotes doivent ainsi faire face à une réduction des prestations sociales, des pensions de retraites et des salaires ; la TVA et la taxe sur les carburants sont augmentés et l’État se voit contraint de réduire les effectifs dans la fonction publique. Dix ans après, le bilan de cette politique est ambivalent : si le chômage est à présent inférieur à 10 %, le taux d’inflation en 2022 a atteint les deux chiffres tandis que le pouvoir d’achat des Chypriotes, en particulier des classes moyennes, a reculé tout comme l’accès aux services publics. L’invasion russe de l’Ukraine a, en effet, provoqué une hausse des prix des matières premières alimentaires et énergétiques qui a alimenté une inflation mondiale.

Nikos Christodoulides se rendant à un bureau de vote en compagnie de sa famille.

Autres enjeux de l’élection, d’abord la question migratoire puisque 6 % des habitants de la partie sud de l’île seraient des demandeurs d’asile, un chiffre qui devrait probablement augmenter dans le contexte du séisme qui vient de ravager la Turquie et la Syrie. Ensuite, la relation avec Moscou puisque Nicosie a longtemps été le plus prorusse des États membres de l’Union européenne avant d’accepter d’adopter les sanctions établies par Bruxelles depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022: Chypre doit ainsi apprendre à se passer des capitaux russes, mais également d’une grande partie des touristes russes qui visitaient l’île chaque année.

"La question chypriote"

Mais la question politique majeure à Chypre reste bien sûr celle de la partition de l’île, le tiers nord étant occupé par la Turquie depuis 1974, sous l’autorité d’un État fantoche uniquement reconnu par Ankara. A travers l’opposition entre M. Mavroyiánnis et M. Christodoulides, ce sont deux lignes qui s’affrontaient sur " la question chypriote ". Le premier, qui a longtemps été le principal négociateur de Nicosie avec l’entité turque, s’est montré favorable au dialogue pour permettre l’établissement d’un État fédéral binational: c’est d’ailleurs cette position qui a justifié le soutien de l’influent parti communiste à un diplomate pas particulièrement réputé pour sa sensibilité au marxisme. Le second, vainqueur, a pour sa part défendu une ligne plus dure: c’est seulement dans les derniers jours de la campagne qu’il s’est ouvertement prononcé en faveur de la reprise de négociations sous l’égide de l’ONU.

Nikos Christodoulides lors d’une réunion électorale à Nicosie.

Des négociations au point mort depuis 2017, Nicosie estimant le retrait de l’armée turque comme la condition sine qua non à toute solution au conflit. La situation est d’autant plus complexe depuis la défaite de Mustafa Akıncı aux élections de 2020 dans la partie nord de l’île: le président sortant de centre-gauche, favorable à l’émancipation vis-à-vis d’Ankara et à la réunification, avait été battu de peu par Ersin Tatar, considéré comme "l’homme de paille" de Recep Tayyip Erdoğan. Négocier un accord de paix entre deux parties peu disposées aux concessions: voilà l’impasse dans laquelle se trouve désormais la résolution de " la question chypriote ". Une conjoncture qui pourrait bien enterrer pour toujours la perspective de la réunification pour entériner, par la poursuite du statu quo ou par un hypothétique traité, la partition définitive de l’île d’Aphrodite.