Écoutez l’article

Le Sinjar, région emblématique de la communauté yézidie en Irak, a été le théâtre de la sanglante offensive de Daech en 2014. Bien que libéré, depuis, cet espace géostratégique continue d’être le pivot de luttes d’influence entre acteurs régionaux, un obstacle majeur à la reconstruction et au retour des 200 000 déplacés.

Il y en a du monde (armé) au Sinjar, région au nord-ouest de l’Irak, vidée de ses habitants par l’offensive de Daech en août 2014. Près de 200,000 d’entre eux vivent encore dans des camps au Kurdistan autonome.

Nous voici accompagnés par un convoi de cinq véhicules, pénétrant dans cette région fortement militarisée. À l’avant, deux voitures blindées relevant d’une patrouille yézidie des Unités de Mobilisation Populaire (UMP), nébuleuse paramilitaire soutenue par l’Iran. À l’arrière, un véhicule de l’armée. Au centre, les deux véhicules où nous nous trouvons, mon collègue et moi. La première est conduite par un vétéran yézidi d’un groupe soutenu par les Peshmergas kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il a le corps parsemé de cicatrices rougeâtres, fruits des opérations qu’il a subies en Allemagne, après avoir été blessé dans un attentat perpétré par Daech. Tout ce beau monde nous escorte.

Sinjar, refuge sacré

Nous arrivons vers minuit dans le village yézidi de Zorava, dont la plupart des habitations sont en ruine depuis l’attaque de Daech. À l’horizon se dessinent les courbes des Monts Sinjar, chaîne montagneuse emblématique pour les Yézidis, communauté ethnico-religieuse dont la croyance monothéiste serait l’une des plus anciennes du monde.

Entourés par la plaine de Ninive, les monts Sinjar ont toujours constitué un refuge face aux persécutions: chrétiens, Kakaï, Turkmènes chiites et sunnites, Shabaks, et Yézidis y ont élu domicile tout au long de l’Histoire. Selon la tradition yézidie, le mont Sinjar, dont la cime principale culmine à 1463 mètres, est le lieu où l’arche de Noé aurait échoué. Au VIIe siècle, un pseudo-Méthode y aurait reçu une révélation divine, du temps des conquêtes islamiques (les “fils d’Ismaël”), et en a retiré cette parole consignée en syriaque dans son Apocalypse:

“Pendant cette période de paix, les Portes du Nord seront ouvertes et ces hôtes de nations qui étaient emprisonnés là-bas sortiront, et la terre tremblera devant eux.”

La plaie béante du Sinjar

Nous sommes invités à un dîner tardif. Nos hôtes, le père et le fils, arguent sans se regarder. Ce dernier s’est battu aux côtés des Peshmergas lors de la Berxwedan, la résistance contre l’envahisseur daéchien. Lui et son père s’accordent sur un point : “Les Kurdes sont partis”.

C’est la plaie béante du Sinjar, celle qui revient dans tous les témoignages que nous avons recueillis: la confiance est rompue non seulement avec les Arabes sunnites, mais également avec les Peshmergas, qui évacuèrent sans explication la plaine du Sinjar, dans la nuit du 3 au 4 août 2014, laissant la voie libre à Daech. À ce sujet, quelques jours avant notre arrivée au Sinjar, dans le camp de déplacés de Bajid Kandala, nous avions pu interviewer Hayame, une survivante yézidie de l’État islamique, qui confirmait le retrait des Peshmergas, précisant ne pas savoir "pour quelle raison ils se sont retirés subitement". Et d’ajouter dans ce cadre que la confiance avec les autres communautés est désormais difficile "en raison des épreuves que nous avons subies".

De fait, et contrairement à une idée reçue, nombre d’habitants locaux tentèrent, dans leur fuite vers la montagne, de retenir les troupes du califat. Daech ne parviendra d’ailleurs jamais à prendre les Monts Sinjar. Mais une fois la plaine prise, ils assiégèrent les réfugiés pris au piège dix jours durant dans les hauteurs.

La soif et la faim, dans la chaleur d’août, auraient eu raison d’eux si un corridor de sécurité n’avait pu être établi par les Peshmergas, dirigés par Barzani, grâce au soutien de l’ayatollah chiite Sayyed Ali al-Sistani. Ce dernier avait d’ailleurs, dès juin 2014, déclaré le djihad contre Daech, mobilisant ce qui allait devenir les Unités de Mobilisation Populaires (Hachd ach-chaabi).

 “Farman noir”

Sur la route menant au Mont Sinjar, le dénivelé n’est pas si abrupt. Avec notre chauffeur et hôte de la veille, nous avons fait un détour vers un temple yézidi (un Mazar, au toit conique emblématique) dédié aux amoureux Leïla et Majnoûn. Notre hôte est un cheikh de la communauté yézidie, ce qui correspond à la “caste” la plus importante, directement liée au lignage du Cheikh Mend, l’une des figures les plus respectées dans la religion yézidie, dont la famille gouverna l’Émirat du Kilis au XIIIe siècle. Ces derniers étaient respectés de Saladin en personne, le dirigeant ayyoubide d’origine kurde. “Salah ad-Din était yézidi” affirme notre chauffeur-fixeur. Les Yézidis ont tendance à désigner tous ceux qui ont été bons envers eux et importants dans l’Histoire comme l’un des leurs; et bien entendu, nul homme sage ne saurait être musulman. Pas même le Cheikh Adi, soufi originaire de la Békaa, qui réforma au XIIe siècle leur religion vieille comme le monde.

Au pied du Mazar de Leïla et Majnoûn, le cheikh se remémore la fuite dans les montagnes, notamment les enfants et les femmes morts de soif en cours de route. En langue kurmandji, les Yézidis nomment farmanat (farman au singulier) les massacres qu’ils ont subis au cours de leur histoire. Signifiant à l’origine “décret” ou “décision”, le terme s’est mué en une traduction de la notion de génocide. “Il y a eu 74 farmanat depuis l’arrivée de Cheikh Adi, et même avant” nous explique le cheikh. “Lorsque quelqu’un naît lors d’un massacre, on le prénomme Farman” ajoute-t–il. Une façon de faire reconnaître celui de 2014, premier à attirer l’attention internationale sur le sort des Yézidis. Lors du farman de 2014, au moins 5500 yézidis ont été tués, plus de 6400 femmes et enfants ont été enlevés et réduits en esclavage. L’Onu a qualifié en 2016 ces massacres du Sinjar de génocide.

Nous remontons dans la voiture du cheikh, et traversons les hauteurs des Monts Sinjar, où se cultive leur tabac. Nous nous arrêtons à quelques barrages qui sont tenus par les Forces de protection Êzîdxan, une milice yézidie fondée par le chef Haïdar Checho dès 2014. Les checkpoints exposent les portraits des martyrs, tombés pendant la libération du Sinjar, en 2015. La ville éponyme, encore détruite à 70%, s’étale en contrebas ; nous franchissons le dernier col, et nous entamons la descente vers ce qui fut l’épicentre des massacres commis par Daech.

La libération du Sinjar

De part et d’autre des ruines, apparaissent des graffitis en kurmandji à la gloire des YPG, du PKK, ou du PDK de Barzani. Des panneaux préviennent de la présence de mines, des affiches d’une agence de l’Onu indiquent la présence de fosses communes: nous sommes dans la ville de Sinjar. Cette cité, dont le centre historique entièrement détruit date du VIIIe siècle, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Nous pénétrons dans les restes d’une église. Sur l’un des murs, une croix peinte couleur rouge sang, avec l’inscription “La liberté par le sang”.

La ville a été libérée en décembre 2015 par les Peshmergas, aux côtés d’unités yézidies. Avec le soutien actif des UMP, dirigées par Abou Mahdi el-Mouhandis (tué avec le chef de la brigade iranienne al-Qods, Qassem Soleimani à Bagdad en janvier 2020), les derniers combats permettent de chasser Daech de la région dès 2017, avant que la guerre ne se poursuive vers Mossoul, ancienne capitale du califa

2017 est-elle néanmoins l’année de la paix? Loin de là…  

Les attaques turques contre les YPG liés au PKK ont créé une instabilité dans la région. Certaines familles yézidies vivent toujours dans des camps, au sommet de la montagne, se protégeant des frappes turques grâce à des tunnels.

Les rivalités politiques au Sinjar ne se limitent pas aux Kurdes. L’Iran cherche à exercer son influence par le biais des UMP, pour sécuriser son axe stratégique vers la Syrie. Ces UMP jouissent d’une belle réputation de libérateur auprès des populations. À l’entrée du village de Kocho, là où s’est déroulé l’un des pires massacres commis par Daech envers les Yézidis, plusieurs affiches rappellent le rôle actif des UMP dans la création du mémorial.

Un mariage de raison entre le PDK, qui a accepté de se retirer du Sinjar (excepté les unités yézidies) en 2017, et les UMP semblent avoir stabilisé la situation. Mais plus de la moitié des unités miliciennes présentes entre Tell Afar et la frontière du Sinjar avec la Syrie sont dépendantes de l’Iran; cette situation ne favorise pas une autonomie des Yézidis.

La reconstruction sans fin du Sinjar

Sur le chemin du retour pour sortir du Sinjar, des tourbillons de poussières s’élèvent de part et d’autre du chemin. Avec 47 degrés au soleil, l’aridité du Sinjar est évidente. Ce qui rend d’autant plus admirable la présence d’une agriculture dont on devine l’importance, à travers les destructions et les champs abandonnés. En décembre 2018, Amnesty International a dévoilé la campagne de la “terre brûlée” avec la destruction des sources d’eau par l’État islamique au Sinjar. Les 200,000 déplacés qui attendent, neuf ans après l’attaque de Daech, de pouvoir revenir cultiver leurs champs, n’y trouveraient de toute manière pas grand chose.

En octobre 2020, un accord de sécurité et de stabilité pour le Sinjar a été signé entre le gouvernement de Bagdad et le gouvernement régional du Kurdistan (KRG) avec l’ONU, visant à la réconciliation, afin de faciliter le retour des déplacés.

L’accord est axé sur les changements administratifs, la sécurité et la reconstruction, notamment la nomination d’un nouveau maire, le retrait de tous les groupes armés, et la reconstruction. Cependant, trois ans plus tard, l’accord reste inappliqué, en partie en raison de la présence du PKK et des milices liées à l’Iran.

Nous quittons le Sinjar. Un dernier saytara (point de contrôle), après Tell Afar, où en cette fin d’après-midi, des hommes en armes s’ennuient. L’un porte l’insigne des UMP, financées par Téhéran ; il est yézidi. Il fume une cigarette roulée avec le tabac du Mont Sinjar. Il en donne un peu au lieutenant de l’armée irakienne à sa droite. Ce dernier montre une vidéo sur son portable à un vétéran qui a combattu avec les Peshmergas. Ensemble, ils fument d’une main, l’autre posée sur l’arme automatique.