Enclavée entre plusieurs pays hostiles et étouffée par l’hégémonie russe, l’Arménie pourrait trouver dans son voisin du sud, l’Iran, un soutien plus équitable et plus profitable sur le plan économique. Mais face à l’isolement de Téhéran sur la scène internationale et la menace des sanctions occidentales, Erevan peine encore à franchir le pas… Pour combien de temps?

La question du Haut-Karabakh

En guerre depuis une vingtaine d’années avec l’Azerbaïdjan sur la souveraineté du Haut-Karabakh, l’Arménie a longtemps compté sur le soutien de Moscou pour assurer le maintien de la paix et la circulation entre l’enclave arménienne et le territoire national. Mais les nombreux accrochages militaires entre Bakou et Erevan, ainsi que le blocage du corridor de Latchine depuis juillet, qui relie le Haut-Karabakh à l’Arménie, sans réaction ferme de la Russie, ont conduit la diplomatie arménienne à se chercher de nouveaux alliés.

Bien que l’Iran reconnaisse le Haut-Karabakh comme partie intégrante du territoire azerbaïdjanais, il soutient également le processus de paix et veut éviter toute effusion de sang dans la région. Mi-septembre, le député Shahriar Heidari, membre de la commission de sécurité nationale du Parlement iranien, a rappelé que " l’Iran ne tolérera aucune ingérence de forces étrangères au Haut-Karabakh ", une menace claire contre le soutien américain et israélien à l’Azerbaïdjan. L’Iran reste cependant prudent sur cette question en raison de la présence de 15 à 30 millions d’azéris sur son sol qui ne comprennent pas le soutien iranien à Erevan. Pour éviter un éventuel soulèvement, Téhéran marche donc sur des œufs dans la question du Haut-Karabakh.

Sans soutien réel de la Russie sur cette question, la diplomatie arménienne tente de se rapprocher de l’Occident. En témoigne notamment l’exercice militaire conjoint avec les États-Unis, annoncé mi-septembre, qui a provoqué l’ire de Moscou même s’il était prévu depuis longtemps. Il faut dire que l’Arménie a multiplié ces dernières semaines les tentatives de s’éloigner de la Russie : visite à Kiev de l’épouse du président arménien, adhésion à la Cour pénale internationale (CPI) …

Pourtant, un rapprochement fiable et durable avec l’Occident semble peu probable, tant les regards des Occidentaux sont concentrés sur l’Ukraine et la Russie. Le peu de soutien occidental à l’Arménie s’inscrit davantage dans une volonté de réduire l’influence de Moscou, que d’un réel soutien à Erevan. D’autant que l’Europe a dû trouver d’autres partenaires pour suppléer les livraisons de gaz russe, qui correspondent à environ 40% des besoins européens. L’Azerbaïdjan est vite devenu une alternative fiable à la Russie, grâce à sa proximité géographique et ses réserves de gaz importantes. Ainsi, depuis la guerre, les exportations de gaz azerbaïdjanaises vers l’UE ont augmenté de 30% et devraient doubler d’ici à 2027.

Malgré les faibles tentatives de paix menées par l’Union européenne entre Bakou et Erevan, le sort de l’Arménie semble donc être la dernière priorité des dirigeants occidentaux. Une situation qui serait propice à un rapprochement avec l’Iran.

Une frontière hautement stratégique

Malgré un environnement international peu favorable, l’Arménie a toujours entretenu des liens amicaux avec son voisin iranien. Avec une frontière commune de 35 km, " les deux pays sont avant tout liés par la géographie et par la profondeur des liens historiques et culturels qui remontent à plusieurs millénaires " souligne à Ici Beyrouth Tigrane Yegavian, chercheur et Auteur de Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2022). " Pour Erevan, cette frontière constitue l’unique voie de désenclavement au sud ", ajoute-t-il, alors que " pour Téhéran, le verrou stratégique que constitue cette étroite bande montagneuse arménienne sur son flanc nord, empêche la jonction panturquiste entre l’Azerbaïdjan et la Turquie ". Leur frontière commune permet également à Téhéran de joindre la Russie. Mais elle est menacée par le projet azerbaïdjanais et turc du corridor de Zangezur qui permettrait de relier Bakou à son enclave du Nakhitchevan et à la Turquie d’être reliée à sa zone d’influence. Un projet hautement refusé par l’Iran qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de son rival turc à ses portes.

Le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian rencontre son homologue arménien Ararat Mirzoyan à Téhéran le 24 juillet 2023 (Photo de ATTA KENARE/AFP)

Suivant de près les mouvements de troupes azerbaïdjanais, l’Iran a mis en garde à plusieurs reprises contre toute tentative de modifier le paysage géopolitique du Caucase, affirmant qu’il mettrait sa neutralité de côté et réagirait directement. Une menace confirmée par le député Shahriar Heidari qui a averti que " modifier les frontières de l’Iran avec ses voisins est un plan israélien. L’Azerbaïdjan doit comprendre qu’agir conformément à de tels plans fera ressortir la sensibilité de l’Iran ". Cependant, une réaction militaire de l’Iran reste incertaine, confirme Tigrane Yégavian, " en vérité, l’Iran ne veut pas d’une confrontation directe avec l’Azerbaïdjan car cela sous-entend un conflit ouvert à la fois avec la Turquie, mais aussi Israël, qui maintient une présence aussi dense que discrète sur le flanc nord de sa frontière ". Mais Téhéran maintient cependant un soutien politique et diplomatique à l’Arménie, notamment avec l’ouverture d’un consulat à Kapan, dans le sud du pays.

Un fort potentiel économique

À défaut d’une véritable alliance politique, l’Iran et l’Arménie ont su développer leurs relations économiques dont l’importance progresse chaque année, malgré les sanctions internationales. Avec un chiffre d’affaires du commerce bilatéral dépassant les 700 millions de dollars en 2022, les deux pays multiplient les projets et les échanges touristiques. Avec un sentiment commun d’isolement, l’Iran et l’Arménie ont développé plusieurs infrastructures de coopération tant en termes de gazoduc, que d’électricité et de liaison routière. Des échanges importants qui pourraient s’intensifier, selon Tigrane Yégavian, pour qui " l’Iran est disposé à investir dans le secteur des énergies et de l’agriculture, mais aussi des industries minières dans la région du sud de l’Arménie ". Malgré l’importance de ces échanges, il sera cependant difficile pour l’Arménie de sortir du giron russe, dont elle dépend à la fois du point de vue sécuritaire et énergétique, mais également des importations russes primordiales pour l’économie arménienne. Les sanctions internationales limitent également le fort potentiel des relations économiques et stratégiques irano-arméniennes.

 

Les récentes tensions avec la Russie, et le désintérêt des pays occidentaux pour la question arménienne, pourraient amener à terme Erevan à se tourner vers son voisin iranien. D’autant que la Russie, embourbée en Ukraine, n’a plus vraiment les moyens de conserver son influence, et elle entretient en outre de bonnes relations avec Téhéran. De plus, la géopolitique mondiale semble tendre vers un apaisement des relations avec l’Iran, comme en témoigne notamment le rétablissement des relations diplomatiques irano-saoudiennes et l’accord sur l’échange de prisonniers avec les États-Unis. Dans ce contexte, l’Arménie pourrait trouver dans l’Iran un soutien fiable et équitable, avec qui elle entretient des relations amicales depuis des milliers d’années.