Écoutez l’article

Le chercheur David Rigoulet-Roze revient pour Ici Beyrouth sur les violences qui ont secoué Israël et la bande de Gaza, après l’offensive de grande ampleur lancée samedi par le mouvement islamiste palestinien Hamas contre l’État hébreu.

Le mouvement islamiste palestinien Hamas a choisi le cinquantième anniversaire de la guerre de Kippour – une date symbolique – pour lancer une offensive de grande envergure contre Israël, samedi 7 octobre. Près de 5.000 roquettes ont ainsi été tirées à l’aube depuis la bande de Gaza, territoire contrôlé par le Hamas depuis 2007. Des hommes armés se sont également infiltrés en territoire israélien par voie terrestre, maritime et aérienne.

Les images de cette offensive, baptisée "Déluge d’Al-Aqsa" par le Hamas, font le tour des réseaux sociaux depuis de nombreuses heures, suscitant une condamnation de la part d’une grande partie de la communauté internationale. L’ONU a par ailleurs annoncé en fin de journée que le Conseil de sécurité se réunirait dimanche.

"Nous sommes en guerre", a de son côté indiqué dans un message vidéo le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, assurant que "l’ennemi allait payer le prix fort".

Que faut-il retenir de cette offensive surprise? Éléments d’explication avec David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques.

Cette offensive "surprise" du Hamas en Israël et ses conséquences constituent-elles un camouflet pour les services de renseignement israéliens? 

Il est indéniable que cette opération a été minutieusement planifiée depuis longtemps. Il y a un effet de sidération en Israël, compte tenu de l’ampleur de l’offensive en cours mais aussi de son caractère multimodal (terre, air, mer). Cela dit, sur le plan intellectuel, ce n’est pas totalement une surprise. Il est en effet peu probable que les services de renseignement israéliens n’aient rien vu venir du tout, comme on peut en avoir l’impression. Le problème vient probablement du côté politique, en raison des tensions internes au sein du pays. Cela a sans doute brouillé la prise de décision. Il est donc possible que tout n’ait pas échappé à la vigilance des services de renseignement.

D’autant que, depuis plusieurs mois, il était de plus en plus prévisible que les tensions allaient s’aggraver, à la suite d’une réunion qui s’était tenue à Beyrouth en debut avril dernier entre le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, sous la houlette du chef des Gardiens de la révolution, Esmail Qaani, à l’ambassade d’Iran. Une nouvelle réunion avait aussi eu lieu dans la seconde quinzaine de juin dernier à Téhéran, rassemblant Ismaïl Haniyeh et le chef du jihad islamique, Ziyad al-Nakhala, à l’issue de laquelle ce dernier avait déclaré qu’il fallait "passer d’un état de calme à un état de résistance sous les directives du Guide suprême", et donc entrer dans une logique de confrontation avec Israël, soulignant que le temps n’était plus à la trêve. Par conséquent, on peut dire que cette opération d’ampleur n’a pas totalement été une surprise.

Ce qui l’a été, en revanche, c’est le fait d’avoir été pris au dépourvu de manière immédiate. Certes, cette attaque survient pendant l’anniversaire des cinquante ans de la guerre de Kippour, avec un calendrier particulièrement singulier, mais c’est incontestablement la nature de l’opération du Hamas qui a sidéré, du fait de son élaboration tactique. Des villes israéliennes ont été prises pour cible, des soldats, voire un général, ont été enlevés. Des prises d’otages ont eu lieu, dont certains auraient été transportés dans la bande de Gaza. Des civils ont été tués chez eux, en pleines villes israéliennes, et non dans des colonies, contrairement au narratif du Hamas, qui justifie cela en considérant que l’État d’Israël n’avait pas droit à l’existence. C’est donc un choc terrible pour Israël. L’ampleur de ces événements est sans précédent et appellera probablement une réponse sans précédent. Benjamin Netanyahu a averti que le prix à payer serait maximal. Ce ne sont vraisemblablement pas des paroles en l’air.

Justement, quelle pourrait être la réponse d’Israël?

L’indicateur révélateur de la réponse envisagée est la mobilisation de l’ensemble des réservistes – un événement inédit au cours des cinquante dernières années. Cela laisse entendre qu’une opération terrestre serait envisagée, les bombardements aériens étant probablement un prélude. En effet, la mobilisation des milouim ("réservistes"), pouvant porter l’armée israélienne à un effectif de 400.000 hommes, suggère qu’Israël se prépare à un conflit élargi, ne se limitant pas au Hamas et à la bande de Gaza. En filigrane, se pose donc la question du Hezbollah au Liban et des mandataires pro-iraniens en Syrie.

Par ailleurs, une "union sacrée" prévaut actuellement au niveau interne en Israël, dépassant toutes les divergences politiques préexistantes. Cela se manifeste notamment à travers la mobilisation des réservistes et des pilotes, qui constituent l’élite de l’armée israélienne. Ces mêmes pilotes figuraient au premier rang des contestataires de la réforme judiciaire initiée par le gouvernement, mais, malgré les désaccords, ils ont répondu immédiatement à l’appel. La question de la solidarité ne se pose même pas lorsque l’existence d’Israël est directement menacée.

Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, avait d’ailleurs déclaré le 1er juin 2023: "Les dangers auxquels Israël est confronté s’intensifient et nous pourrons être appelés à remplir notre devoir pour protéger l’intégrité d’Israël et l’avenir du peuple juif." Il est donc clair qu’il se préparait à prendre des décisions très difficiles, en tenant compte du risque d’une guerre sur plusieurs fronts. Pour l’instant, il n’y en a qu’un, mais Tsahal anticipe manifestement le fait qu’il pourrait y en avoir plusieurs.

Pourtant, on aurait pu penser qu’Israël était prêt à faire face à un éventuel conflit sur plusieurs fronts…

C’est similaire à ce qui s’est passé le 11 septembre 2001. Les services de renseignement américains avaient envisagé des scénarios de crashs d’avions sur New York, et pourtant, tout le monde a été sidéré lorsque cela s’est produit.

Il y aura inévitablement un retex (retour sur expérience). Ce moment n’est pas encore venu, mais il viendra. On cherchera certes à comprendre comment les services de renseignement ont évalué la situation et s’il y a eu des défaillances. Si ce n’est pas le cas, des questions de responsabilité politique pourraient se poser… Cependant, il est impossible de préjuger des conclusions de cette évaluation.

Y a-t-il également une explication à chercher à l’échelle régionale, notamment dans le contexte de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite?

Le plan semble avoir été élaboré à Téhéran. Le Hamas n’a jamais pris le risque d’une confrontation globale, générale, avec Israël auparavant. C’est pourtant ce qu’il fait actuellement. Le Hamas semble s’attendre à une réaction proportionnelle à l’ampleur de l’événement, tout en étant conscient des risques considérables pour la population de Gaza et, par extension, pour les Palestiniens en général. L’idée sous-jacente est que les inévitables victimes collatérales terniront l’image d’Israël tout en faisant des "martyrs" pour la cause palestinienne. Ce calcul, s’il s’avère vrai, aurait pour but de mettre à mal, aux yeux des opinions arabes, les processus de normalisation déjà en cours, notamment les Accords d’Abraham, et surtout le très attendu rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’État hébreu.

Il est néanmoins légitime de se demander si, au-delà de l’affichage qui sera inévitablement fait pour défendre la cause palestinienne, cela ne va, au contraire, renforcer la logique de normalisation. En effet, la plupart des États arabes voisins semblent être conscients que l’initiative du Hamas est largement orchestrée depuis Téhéran, qui fixe la ligne du "front du refus", qualifié à dessein de moukawama ("résistance"). Mais comme l’a souligné le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salman, la cause palestinienne ne devrait pas être prise en otage par une éventuelle normalisation. Même si le Hamas tente de s’approprier la cause palestinienne, celle-ci ne se réduit pas à lui, en dépit de la dévaluation manifeste de la légitimité de l’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas.