En Irak, les récentes élections laissent présumer un net recul des forces liées à l’Iran dans le pays. Autour du grand vainqueur, Moqtada al-Sadr, se dessine un axe inédit qui semble bien décidé à mettre Téhéran hors-jeu. Mirage ou réalité ?

Le 10 octobre 2021, alors que les Irakiens se rendaient aux urnes afin d’élire les 329 députés du Conseil des représentants, un certain nombre d’interrogations étaient dans toutes les têtes. Et si ce n’était pas la grande effervescence dans les bureaux de vote du pays (seulement 41 % des électeurs se sont rendus aux urnes), les résultats de ce scrutin ont été riches en enseignements, confirmant une réelle volonté des Irakiens de redessiner leur champ politique.

Une mutation confirmée par la fragmentation des trois grands blocs ethniques et confessionnels du pays – chiites-sunnites-kurdes –, qui ont longtemps constitué une grille de lecture “facile” sur la question irakienne. Une logique qui répond à la fois à des dynamiques locales et régionales et dans laquelle s’engouffrent de nombreux acteurs internationaux. Une sorte de “grand jeu” qui ne dit pas son nom, où tous les coups sont permis.

 

Éclatement chiite

Ce phénomène d’éclatement est particulièrement spectaculaire au sein de l’électorat chiite, désormais divisé en trois pôles : les chiites “souverainistes”, avec à leur tête le grand vainqueur Moqtada al-Sadr (73 sièges), les chiites pro-iraniens, et enfin les indépendants nés du mouvement de contestation d’octobre 2019.

Ces derniers, et c’est là un premier enseignement, font une entrée fracassante au Parlement avec l’obtention de 29 sièges. Un chiffre dont il convient de mesurer l’importance, tant les difficultés auxquelles ils ont dû faire face durant leur campagne ont été majeures. En effet, de nombreux appels au boycott ont circulé parmi les activistes du soulèvement irakien, refusant de participer “à des élections organisées par un système qui a tué nos amis”, comme témoignait la veille du scrutin un jeune baghdadi, faisant référence aux quelque 600 personnes assassinées durant le soulèvement irakien.

Descendant d’une lignée de dignitaires chiites – son père a été assassiné en 1999 par le régime de Saddam Hussein –, Moqtada al-Sadr n’est pas un nouvel arrivant sur la scène politique irakienne, loin s’en faut. Il s’est fait un nom alors qu’il prêchait dans la banlieue de Najaf au début des années 2000, appelant à chasser les américains du pays. Presque 20 ans plus tard, au soir des résultats des élections, les partisans de l’ancien chef de la très redoutable milice “armée du Mahdi” défilaient dans la capitale en scandant “Bagdad libre, Iran dehors !”.

Au lendemain des élections, triomphant, Moqtada al-Sadr déclarait lors d’un discours très suivi que l’Irak n’appartenait “qu’aux Irakiens”, et que “toutes les armes qui circulent doivent être entre les mains de l’État”, une double référence claire au rôle joué par l’Iran, tant sur le plan politique que militaire.

 

Téhéran en difficulté

Pour le bloc pro-iranien, nommé Cadre de coordination et formé de plusieurs partis chiites dont l’Alliance de la conquête, vitrine politique des milices Hachd el-Chaabi, c’est un véritable camouflet.

Presque immédiatement, ces derniers sont descendus dans les rues afin de contester les résultats ; quelques jours plus tard, le Premier ministre al-Khadimi, considéré par les pro-iraniens comme un ennemi irréductible, était victime d’une tentative d’assassinat à son domicile.

“Pour les Iraniens, c’est une débâcle absolue, dont ils sont eux-mêmes responsables. En 2019 et 2020, les milices liées à Téhéran ont été accusées par la société irakienne d’avoir tué plus de 600 manifestants, à très grande majorité chiite. Il y a un sentiment de revanche contre ces milices, on l’a vu pendant ces élections. Au vu du pourcentage de participation, et compte tenu que leur électorat a été mobilisé lors de ces élections, les pro-iraniens dans la société irakienne sont devenus archi-minoritaires”, note le politiste franco-irakien Hardy Mède.

Une sensation d’impasse qui semble préoccuper Téhéran. En réalité, la République islamique, qui considère l’Irak comme son arène de politique étrangère la plus importante, se trouve face à un dilemme complexe : en restant en dehors des débats, le régime des Mollahs prend le risque de voir le prochain gouvernement désarmer les milices qui lui sont loyales ; en s’insérant dans le jeu politique, Téhéran se retrouvera embourbé au cœur de querelles intestines au sein de la communauté chiite, un scénario dans lequel il sera difficile de dessiner les contours d’une sortie de crise à son avantage.

“Il s’agit d’un simple calcul coût-bénéfice pour Téhéran, qui n’acceptera pas de perdre son influence en Irak. Les dirigeants de la République islamique ont décidé il y a longtemps que l’influence intérieure dans les pays de la région devait être sa priorité absolue. Jusqu’à présent, ils ont accepté tous les coûts d’une telle influence”, note à ce sujet le Think tank américain Atlantic Council.

“Selon mes informations, Esmaïl Ghani[le remplacant de Soleimani] a passé très récemment plusieurs jours à Bagdad, afin de négocier avec Sadr ainsi que les autres forces chiites afin que la communauté reste soudée. Mais cela est vain, à mon sens, tant l’éclatement est inévitable. Ils n’ont pas les mêmes intérêts. Sadr appuie fortement sur le nationalisme irakien, provoquant une vraie rupture entre les arabes chiites et les perses chiites”, poursuit Hardy Mède.

 

Un pays toujours ouvert aux ingérences

Alors, Sadr, “l’enfant terrible du chiisme irakien”, qui se montre volontiers hostile envers les deux acteurs historiquement dominants en Irak, l’Iran et les États-Unis, est-il en mesure de proposer une alternative aux tourments de son pays ?

Pas si sûr, tellement le dignitaire chiite – accessoirement éclaboussé par des accusations de corruption – peut se montrer volatile : en 2017, après avoir remporté les élections législatives, il opérait un revirement total en s’alliant avec ses anciens adversaires afin de former un gouvernement, avant de les lâcher en 2019 en se rangeant du côté de la contestation, puis de changer une nouvelle fois de cap quelques semaines plus tard, en participant activement au massacre de manifestants aux côtés des forces pro-iraniennes.

Pour l’heure, loin de préparer un souverainisme triomphant, Sadr tente d’entretenir des relations cordiales avec l’ensemble des acteurs et sa politique reste plus que jamais ouverte aux interférences extérieures. Ainsi, face au bloc considéré comme étant pro-iranien, il a ramené dans son jargon les Kurdes du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), ainsi que les deux principales forces sunnites – Taqadum et Azm –, elles-mêmes rapprochées grâce à une médiation turque. Un vaste scénario d’alliances au croisement des intérêts nationaux et internationaux.

Car si la Turquie – qui a déjà un pied dans la région autonome du Kurdistan – est en embuscade, c’est également le cas des Émirats arabes unis, présents économiquement et politiquement en Irak, de l’Arabie saoudite, ou encore de la Jordanie, qui gravitent tous autour de l’alliance de Moqtada al-Sadr.

“Ces deux axes antagonistes s’expliquent par des logiques locales, régionales et internationales. Les Occidentaux, eux, ont évidemment une préférence envers celui qui sera en mesure d’affaiblir l’Iran. La République islamique, pour la première fois, pèse très peu sur le processus de formation du gouvernement”, poursuit Hardy Mède, qui relève aussi qu’un accord afin d’acheminer de l’électricité vient tout juste d’être passé avec Riyad.

Dans ce scénario, doit-on s’attendre un regain de tensions en Irak? Les récents événements le laissent supposer. Ces dernières semaines, l’attaque de banques et d’une permanence kurde à Bagdad ainsi que des attentats à la grenade contre les sièges des deux partis sunnites alliés de Sadr ont été rapportées.

Pour autant, il parait bien peu probable que l’Irak s’achemine vers un conflit interne d’envergure dans les mois à venir : dans un contexte de résurgence de l’organisation État islamique – 1123 attaques rien qu’en 2021 dans le pays –, une déstabilisation majeure du pays ne serait pas dans l’intérêt de Téhéran. En attendant la nomination du Président de la république ainsi que celle du Premier ministre, il est fort probable, en revanche, que les forces inféodées à l’Iran continuent de mener des attaques régulières contre la coalition désormais dominante, afin de les mettre sous pression.

Ainsi, il y a fort à parier que Sadr tente dans un futur proche de réduire au maximum le rôle des milices loyales à l’Iran. Une tâche qui ne sera pas aisée, l’ancien Premier ministre Adel Abdel Mahdi puis son successeur Mustafa Kadhimi ayant déjà tenté l’opération, sans grand succès.

Pour ce qui est de la mise à l’écart de Téhéran sur le plan politique, en dépit de la nette volonté de la majorité du peuple irakien, c’est encore moins probable. Loin de l’image renvoyée par ses déclarations martiales, certaines sources indiquent également que les liens de Sadr avec l’Iran sont plus profonds qu’il n’y parait : en danger, il s’y serait notamment réfugié plusieurs mois en 2007 et continuerait d’entretenir des liens substantiels avec le régime des Mollahs. Ainsi, il se trouvait en bonne place en 2019, à Téhéran, lors du 40ème anniversaire de la République islamique.

S’il sera difficile – voire impossible – pour lui de rompre avec l’Iran, il se sait également tenu par des dynamiques internes, et par la volonté de ses compatriotes. En ce sens, un continuum de la mainmise iranienne en Irak sera, inévitablement, gage d’une déstabilisation à venir. Tôt ou tard et quelle que soit sa forme.

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