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Alors que les négociations vont bon train entre Israël et le Hamas, le Qatar est au centre du jeu diplomatique pour parvenir à un cessez-le-feu. À la manœuvre, Cheikh Mohammad ben Abdulrahman ben Jassem al-Thani, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Sur internet, on retrouve peu d’informations en source ouverte concernant cette figure politique. Nous allons tenter d’en dresser un portrait.

La guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène le rôle utile d’intermédiaire du Qatar. Il faut rappeler que cet émirat a toujours eu la flexibilité de "parler" avec le Hamas et les États-Unis (le Qatar abrite Al Udeid, la plus grande base américaine au Moyen-Orient).

De même, le Premier ministre du Qatar a été le premier responsable arabe à explicitement condamner les attaques du 7 octobre, d’où la confiance explicite des Israéliens aussi. Actuellement, le Qatar est face à l’épreuve de négocier un cessez-le feu entre Israël et le Hamas, agissant en tant que principal interlocuteur entre les deux parties depuis plus de dix ans.

L’élément moteur de la haute diplomatie

Mais qui est l’élément moteur, derrière ces négociations? Cheikh Momammad ben Abdulrahman ben Jassem al-Thani, Premier ministre qatari mais aussi ministre des Affaires étrangères depuis 2016, est un habitué des situations de crise.

Jean-Sébastien Guillaume, expert et consultant en intelligence économique et stratégique et fondateur du cabinet Celtic Intelligence, explique: "En 2019-2020, (Cheikh Momammad) est adoubé par les Américains pour effectuer des tractations en Afghanistan. Pour une mise en contexte, il faut se souvenir que du temps du président Obama et des difficultés avec les Iraniens, les États-Unis ont préféré jouer la carte saoudienne. Mais, quand Donald Trump décide de se retirer d’Afghanistan, la CIA commence à discuter avec Cheikh Mohammad." En septembre 2020, c’est à Doha que les États-Unis et les talibans ont négocié le retrait américain d’Afghanistan.

En septembre 2023, le Qatar a joué un rôle crucial dans la libération de cinq otages américains en Iran. Il a agi en tant qu’intermédiaire financier en facilitant le transfert d’argent iranien gelé en Corée. Début octobre de la même année, le pays était au centre de tractations pour la libération de prisonniers ukrainiens en Russie.

"Mais c’est aussi Cheikh Mohammad qui change la donne en ce qui concerne le financement par son pays de certains groupuscules au nord de la Syrie et en Iraq", déclare Jean-Sébastien Guillaume à Ici Beyrouth. "C’est une forte personnalité qui souhaite sortir le Qatar de cette perception problématique de financeur de terrorisme vis-à-vis l’Occident", affirme-t-il.

Toutefois, un des éléments essentiels de l’ascension stable et régulière de Cheikh Mohammad est le blocus imposé en 2017 par l’Arabie saoudite, talonnée par les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte et qui durera jusqu’en 2020.

" C’est là que Cheikh Mohammad s’est illustré en façonnant l’émergence d’un vrai nationalisme Qatari", affirme à Ici Beyrouth Karim Sader, politologue et consultant, spécialiste des pays du Golfe. "Sur une réévaluation des relations que le Qatar avait établies avec la Turquie et l’Iran, qui se trouve être une des treize conditions imposées au Qatar pour mettre fin au blocus, Cheikh Mohammad n’a cédé sur rien et n’a pas plié. En ce faisant, le ‘petit’ émirat s’est vu pousser des ailes nationalistes. Le ministre des Affaires étrangères est donc devenu l’artisan de la création de ce sentiment de fierté nationale autour d’un leader (Cheikh Tamim, émir du Qatar)", poursuit M. Sader.

La conjoncture régionale et la politique de Cheikh Mohammad

Selon Karim Sader, après l’embargo, Cheikh Mohammad s’était engagé à revoir ses ambitions à la baisse tout en étant sorti victorieux de ce bras de fer. "Il existe trois paramètres qui ont permis au Qatar de revenir sur le devant de la scène: d’abord, le tandem MBS/MBZ se fissure et Cheikh Mohammad joue subtilement de ces divisions en se réconciliant avec l’un et l’autre. Ensuite, de par la guerre en Ukraine, le Qatar retrouve un rôle primordial sur le plan énergétique grâce à son gaz naturel liquéfié (GNL) devenu l’alternative convoitée au gaz russe. Et enfin, la guerre de Gaza qui remet sur le devant de la scène le rôle utile d’intermédiaire de l’émirat."

"Depuis le conflit, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite sont dans une position délicate. Les EAU ne veulent pas mettre en avant les accords d’Abraham qui avaient été signés avec Israël, alors que l’Arabie saoudite s’apprêtait à le faire. Le seul acteur qui a pu se permettre de garder contact avec toutes les parties se trouve être le Qatar, avec Cheikh Mohammad à la tête de sa diplomatie", poursuit M. Sader.

"Profitant" du blocus, Cheikh Mohammad a réussi à rendre son pays plus indépendant des pays du Golfe. Il a renforcé les liens économiques et politiques avec la Turquie. Par nécessité, il a aussi noué des liens commerciaux plus étroits avec l’Iran, étant donné que l’espace aérien de ce dernier s’était transformé en un corridor crucial pour l’accès au reste du monde. Il a aussi développé, rapidement, de nouvelles voies d’approvisionnement et agrandi son port maritime de Hamad. Bien qu’entraînant des coûts économiques importants à court terme pour le Qatar, cela a boosté la diversification économique du pays.

Politique interne et renforcement

Le Premier ministre du Qatar a été nommé à ce poste par l’émir actuel, Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, et par le Conseil de la famille Al-Thani. Jusque-là vice-Premier ministre, ministre des Affaires étrangères et à la tête du Fonds souverain, Cheikh Mohammad fait partie de la garde rapprochée de Cheikh Tamim, nous dit M. Guillaume.

Son prédécesseur, Cheikh Hamad ben Jassem ben Jaber al-Thani (HBJ), était un homme de tout pouvoir qui formait un trio politique et économique avec l’ancien émir, Cheikh Hamad, ainsi qu’avec l’épouse de ce dernier, Cheikha Moza. HBJ était le dernier représentant de l’ancienne garde, et avait toujours de l’influence dans le diwan, "mais avec la nomination de Cheikh Mohammad en tant que Premier ministre, une page est réellement tournée dans l’influence de l’émir père", selon Karim Sader.

Actuellement, l’émir Tamim et son Premier ministre sont de la même génération et ont tous les deux une forte personnalité. Ils souhaitent faire du Qatar ce que voulait en faire déjà le père de Tamim, à savoir un état par lequel tout passe au niveau diplomatique et économique.

Selon M. Guillaume, le Qatar est un petit pays qui repose essentiellement sur ses ressources gazières et sur des structures claniques. S’il veut survivre, il est obligé d’avoir une diplomatie parallèle forte, un réel "soft power", et de se développer en pensant à l’après-gaz. Grâce à la Coupe du monde de foot en 2022, ainsi qu’une stratégie axée sur le sport, les deux dirigeants ont essayé de renforcer le statut du pays sur le plan international. De plus, une diplomatie industrielle et culturelle, l’ouverture d’universités et les investissements qataris à l’étranger ont également contribué à cette ambition.

"La France a reçu le Cheikh Tamim en grande pompe en février 2024 et l’émirat monnaie son rôle d’intermédiaire en échange d’investissements importants et stratégiques à l’étranger", rappelle M. Sader.

Bien qu’issu de la famille régnante, Cheikh Mohammad est moins sujet aux luttes du pouvoir; il fait profil bas et ne fait pas de l’ombre à l’émir – contrairement à son prédécesseur. C’est un réformateur. Sa finesse en fait un levier efficace de la haute diplomatie.

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