Un impitoyable triomphe. C’est en ces mots que l’on pourrait qualifier la victoire de la liste du Rassemblement national (RN), conduite par Jordan Bardella (31,3%), lors des élections européennes en France, dimanche 9 juin. Celui-ci devançait alors la majorité présidentielle de près de 17 points (14,6%).

La campagne qui l’a vu réaliser ce score fut notamment centrée sur un débat, celui touchant à l’immigration. Un sujet souvent mal cerné dans le débat public français, et pourtant particulièrement clivant. Pour en saisir la centralité, il convient, en premier lieu, de s’intéresser non seulement au fait en soi, mais aussi aux politiques qui y sont liées, ainsi qu’à l’espace médiatique consacré à cette question.

Évolution de l’immigration en France

Selon un rapport publié par la Cour des comptes en janvier 2024, l’Hexagone comptait 7 millions d’immigrés en 2021, représentant 10,3% de sa population. Par rapport aux années précédentes, la tendance est à la hausse, bien que relativement modérée. Vingt ans plutôt, le chiffre se situait autour de 7%. Plus généralement, l’exemple français reflète un phénomène observé dans de nombreux autres pays européens.

Le paysage des titres de séjour évolue également. En 2023, le ministère de l’Intérieur français a délivré 323.260 premiers titres de séjour, marquant une légère augmentation par rapport aux années précédentes. Les principaux bénéficiaires de ces titres sont les étudiants, avec 103.520 attributions pour la même année.

Parallèlement, les demandes d’asile connaissent une recrudescence, totalisant un peu plus de 167.432 enregistrées en 2023. Les principaux demandeurs proviennent d’Afghanistan, du Bangladesh et de divers pays africains. Malgré ces chiffres, la France demeure en deçà de ses homologues européens en termes d’accueil des demandeurs d’asile, à l’image de la Suède.

Enfin, en ce qui concerne l’immigration irrégulière, les chiffres sont beaucoup plus difficiles à obtenir. L’estimation retenue par la Cour des comptes se base sur une étude américaine datant de 2019, qui évaluait entre 300.000 et 400.000 le nombre d’étrangers en situation irrégulière. Ce chiffre est nettement plus faible que dans d’autres pays européens, tels que l’Allemagne et le Royaume-Uni. Plus généralement, contrairement à la situation au Liban, les flux migratoires sont globalement maîtrisés en France, comme l’a indiqué l’institut Convergences migrations en 2022, affilié au CNRS français.

Politiques migratoires en France

Dans les années 1960 et 1970, la France a d’abord ouvert ses portes aux travailleurs étrangers pour combler les besoins de main-d’œuvre. Puis la crise économique des années 1970 a changé la donne: à peine élu en mai 1974, Valérie Giscard d’Estaing suspend les entrées de travailleurs immigrés, amorçant une période de restrictions.

Les décennies suivantes ont vu l’émergence des préoccupations sécuritaires et identitaires. La loi Pasqua de 1986, sous la présidence de François Mitterrand, renforce les contrôles aux frontières. Parallèlement, des mesures pour une intégration plus encadrée des immigrés sont discutées, sans jamais aboutir.

À partir des années 2000, l’intégration européenne influence profondément la politique migratoire française. L’entrée dans l’espace Schengen nécessite une gestion commune des frontières extérieures et des politiques d’asile. Par conséquent, les gouvernements de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy durcissent les mesures contre l’immigration illégale. La loi Sarkozy de 2003, qui introduit des quotas d’immigration par métier, illustre ce raidissement.

La crise des réfugiés de 2015 marque une nouvelle étape. La France doit alors aussi faire face à un afflux massif de demandeurs d’asile, principalement en provenance de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Sous François Hollande, le pays continue de renforcer ses procédures d’asile, tout en accueillant ces réfugiés. Cette politique est poursuivie par Emmanuel Macron avec la loi Asile et Immigration de 2018, visant à accélérer le traitement des demandes d’asile et à faciliter le renvoi des migrants déboutés.

Enfin, l’adoption par le Parlement européen du Pacte sur la migration et l’asile en mai 2024 vient sceller le durcissement des précédents mandats. Celui-ci propose de remédier aux nombreuses failles de la politique d’asile européenne. Plusieurs dispositions sont prévues, notamment le renforcement des contrôles aux frontières, des mesures pour dissuader les candidats à l’immigration au départ de leurs pays d’origine, ainsi que la réorganisation de la gestion de l’asile, en particulier lors de situations de crise.

Les médias, un catalyseur d’opinion?

En janvier 2024, une étude publiée par la fondation Jean Jaurès, l’un des principaux think tanks politiques français, démontrait que l’immigration ne constituait pas un thème prioritaire pour les Français. Selon cette dernière, cette préoccupation oscillait entre la 7e et la 14e place entre 2013 et 2022.

Cette situation semble toutefois avoir changé au cours des derniers mois. Selon plusieurs sondages menés en mai par les instituts Ipsos et Ifop, la question de l’immigration a grimpé au second rang parmi les préoccupations des personnes interrogées.

Comment une telle remontée a-t-elle pu se produire? Loin de constituer une révélation chez les électeurs, la réponse est à chercher du côté de la surexposition médiatique. Selon une étude publiée par le CNRS français en 2022 au cours de l’élection présidentielle, la médiatisation accrue de la problématique de l’immigration sur les principales chaînes françaises avait eu pour effet d’accentuer la polarisation sur ce sujet. En d’autres termes, cela a poussé les électeurs vers les extrêmes – de la gauche vers l’extrême gauche, et du centre et de la droite vers l’extrême droite.

Or, cette surexposition est largement attribuable à certains responsables politiques. Tagaday, la principale plateforme de veille médiatique en France, a publié une étude début juin sur les temps de parole lors des élections européennes. Les résultats sont sans équivoque: Jordan Bardella a bénéficié d’une couverture médiatique bien plus importante que ses concurrents. Il est important de rappeler que c’est précisément lui qui défend un discours musclé contre l’immigration.

En choisissant de mettre en avant ce sujet au détriment d’autres, M. Bardella et d’autres acteurs ont contribué à accentuer cette polarisation. Ce faisant, des questions généralement jugées plus cruciales par les Français, telles que le pouvoir d’achat ou le changement climatique, ont été reléguées au second plan.