Comment l'axe Poutine-Loukachenko-Assad tire profit de la crise migratoire
Exténué, pris au piège dans une forêt glaciale, le barbier libanais Ali Abd Alwareth dit regretter sa tentative d'entrer dans l'Union européenne via la frontière entre le Bélarus et la Pologne. « C’est quelque chose qu'on ne souhaiterait pas à son pire ennemi (...) Un cauchemar », déclare à l'AFP cet homme de 24 ans souffrant de la maladie de Crohn. Ali s'est retrouvé comme pris dans une partie de ping-pong entre les deux pays. « J'ai essayé de passer cinq, six fois et, à chaque fois, j'ai été attrapé et reconduit à la frontière » (par les Polonais). De l'autre côté, les Bélarusses refusent régulièrement de le laisser repartir pour Minsk d'où il pourrait prendre un avion de retour. Les agents bélarusses lui ont dit : « Tu n'as que deux options - soit tu meurs ici, soit tu meurs en Pologne. Point final », selon ses dires. Au moins 13 personnes sont mortes de froid ces dernières semaines, dont un bébé syrien âgé d'un an. Le Liban vient d’annoncer que seuls les étrangers disposant d'un permis de résidence au Bélarus seraient désormais autorisés à se rendre par avion depuis Beyrouth dans ce pays. Une décision prise à la suite de la récente visite du vice-président de la Commission européenne, Margaritis Schinas. Dans un tweet, ce dernier a salué l’initiative « permettant que les aéroports ne soient utilisés par les passeurs, de mèche avec le régime biélorusse ».



Pour les Libanais et les réfugiés syriens, cette possibilité d’entrer en Europe sans visa Schengen est une aubaine. « L’information s’est peu à peu transmise de bouche à oreille ; cette situation dure depuis le mois d’avril mais le business a réellement commencé en septembre », indique une agence de voyage spécialisée ayant pignon sur rue à Beyrouth. Selon _The Guardian_, 3 000 à 4 000 syriens ont bénéficié de visas pour le Bélarus par l’implication de l’ambassade de Syrie au Liban. Le régime de Loukachenko a facilité les entrées sur son territoire par le biais d’agences implantées à Beyrouth, Damas et Bagdad, en offrant des packages complets aux voyageurs concernés. Arrivés sur place, les migrants sont pris en charge par une équipe de passeurs, un trafic d’êtres humains instrumentalisé par le Bélarus.

La cadence des décollages des charters de _Cham Wings_ - compagnie étatique détenue par Rami Makhlouf, cousin de Bachar Al-Assad - s’était intensifiée ces dernières semaines, en direction de Minsk, jusqu’à l’arrêt inopiné de ses opérations le 13 novembre dernier. En route vers le Bélarus, des milliers de Syriens ayant bénéficié d’un passeport et d’un visa en un temps record se sont massés aux portes de l’Europe, à la frontière polonaise. Contacté par _Ici Beyrouth_, le juriste et opposant au régime syrien Firas Kontar relate une situation orchestrée de toutes parts. « Pour obtenir un passeport syrien, c’est en moyenne six mois d’attente. Il y a désormais des bureaux qui ont pignon sur rue à Soueida, ville dont je suis originaire. Moyennant une somme de 2 000 à 5 000 $, des jeunes de la ville ont pu se procurer sous 48 heures un passeport avec leur visa pour le Bélarus. Des parents ont vendu des bijoux de famille, des terrains ou même des maisons et, aujourd’hui, leurs proches sont coincés à la frontière polonaise. Tout ce dispositif est évidemment parrainé par Poutine pour faire pression sur l’Union européenne. Ceux que je connais sont bloqués depuis trois semaines dans ce no man’s land après y avoir été amenés par les gardes biélorusses ». Pour l’opposant, les gains sont donc partagés : « Assad et ses officiers du renseignement se font de l’argent facile, ils rackettent les Syriens et les envoient au Bélarus pour rendre service à Loukachenko, et toute la pression se fait sur l’Europe ».

Selon le géopolitologue français spécialiste de la Russie Nicolas Tenzer, les motifs qui poussent le trio Poutine-Loukachenko-Assad à instrumentaliser les migrants syriens visent à fragiliser l’Europe. « Le régime Loukachenko cherche à faire diversion, en occultant la situation dramatique au Bélarus : 830 prisonniers politiques régulièrement torturés dans les prisons, une répression totale de tous les médias indépendants, un système de surveillance stalinien et une élection volée. Ensuite, Poutine et Loukachenko veulent voir où se situe la ligne rouge de l’UE. La Russie est clairement aux manettes : sans l’accord de Poutine il n’y aurait pas ses charters qui viennent de Damas ». Le gouvernement polonais a par ailleurs annoncé la construction d’un mur à sa frontière avec le Bélarus, dès le mois de décembre. Dans le même temps, l'Union européenne a accusé le régime biélorusse d'alimenter la crise à la suite du nouveau train de sanctions pris à l'encontre du régime Loukachenko.

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Absence de vision stratégique européenne


Pour l’heure, l’Europe ne semble pas vouloir entrer dans le jeu de la surenchère russe. Interrogé sur les moyens de parvenir à une sortie de crise, le politologue réfute l’idée d’éventuelles négociations. « Cette approche a été longtemps envisagée. Discuter avec Poutine ne sert strictement à rien. Un langage ferme, accompagné de nouvelles sanctions, pourrait cependant changer la donne, en ciblant par exemple le cercle rapproché de Poutine et en gelant leurs avoirs. Enfin, se servir éventuellement de Nord Stream 2, qui constitue un gain énorme pour la Russie, comme moyen de pression». Selon Firas Kontar, ce énième épisode trouve son origine dans l’absence de ligne stratégique européenne vis-à-vis de la question migratoire. « Si on avait mis un mécanisme d’action rapide pour étudier les dossiers dès 2015, nous n’en serions pas à subir le chantage de régimes autoritaires tels que celui de Loukachenko ou du Roi du Maroc lors de son bras de fer avec l’Espagne observé à l’été 2021 ». En mars 2020, la Turquie d'Erdogan avait menacé ouvertement l'Europe, en permettant à des milliers de migrants de se diriger vers ses portes.

L’instrumentalisation politique des mouvements migratoires n’est pas nouvelle : en 2015, les médias d’État russes tels que RT ont propagé une rhétorique visant à semer la discorde en Europe, en surfant allègrement sur cette vague migratoire. « Tout un réseau de trolls pro-Poutine utilise cette question pour faire monter les extrêmes droites européennes », souligne Firas Kontar. Pour le spécialiste de la Russie, « Poutine, Loukachenko et Assad jouent dans la même cour, en essayant de diviser profondément l’Europe sur la question des migrants, rappelant que, lorsque l’armée russe est intervenue en Syrie, Poutine a essayé de faire d’une pierre deux coups : l’élimination des opposants au régime Assad (majoritairement des Arabes sunnites) et l’intensification de la vague migratoire, propice aux alliés du régime en Europe. La question migratoire redevient centrale et on en oublie qu’il y a des régimes criminels qui en profitent allègrement ».

La réhabilitation d’Assad en ligne de mire ?

Sur la scène diplomatique, le régime syrien a marqué des points ces dernières semaines, notamment en réintégrant Interpol et en normalisant ses relations avec la Jordanie et les Émirats arabes unis. « Les Etats-Unis et l’UE n’ont pas exercé de pression suffisamment forte vis-à-vis des régimes arabes pour leur signifier que c’était une ligne rouge, selon Nicolas Tenzer. C’est dans cette absence de vision politique du président Biden que se situe l’un des péchés originels : avec l’idée que tout ce qui concourt à la soi-disant stabilité des régimes forts est bénéfique, l’ennemi étant in fine les mouvements révolutionnaires».

Les pays arabes entendent-ils contrecarrer l’influence iranienne en Syrie en se rapprochant dangereusement de Damas ? « C’est un jeu de dupes sur le plan stratégique. Le déstabilisateur en chef de la région, c’est l’Iran ; si on commence à légitimer le régime syrien, c’est non seulement un gain pour la Russie de Poutine, mais c’est aussi un gain majeur pour l’Iran et l’ensemble de ses supplétifs dans la région, que ce soit le Hezbollah ou les Pasdaran », souligne N. Tenzer.

Pour Firas Kontar, l’équation proposée par Assad est simple : « Normalisez les relations avec moi et vous aurez la stabilité, sans réfugiés à vos portes. C’est très facile d’entretenir un échange de bons procédés avec une dictature, sauf que cela ne résout pas le problème à long terme. La situation actuelle est là pour nous le rappeler ».

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