Une analyse de Juliette Le Ménahèze

Le Parlement irakien s’est réuni le samedi 26 mars afin d’élire un président, plus d’un mois après la limite constitutionnelle. Il s’agissait en théorie de leur dernière opportunité de le faire, et ce troisième échec plonge l’Irak dans l’incertitude politique, car il renforce l’idée d’organiser de nouvelles élections législatives.

Il avait fallu plus d’un an aux partis politiques pour se mettre d’accord sur une nouvelle loi électorale pour le dernier scrutin.

Bien que les entretiens entre chefs politiques se soient multipliés au cours des semaines précédant la session parlementaire du 26 mars, une sortie de la crise politique que traverse actuellement l’Irak semblait peu probable et apparaît désormais impossible dans le court terme.

Le 10 octobre 2021 se sont tenues en Irak des élections législatives anticipées, pour calmer les contestations de l’automne 2019. Les élections ont été marquées par des taux d’abstention record, seulement 41% de l’électorat ayant été mobilisé. Cette désaffection a joué en faveur de Moqtada al-Sadr, considéré comme le principal représentant du nationalisme et du souverainisme irakien.

Le courant sadriste a obtenu 73 des 329 sièges du Parlement, loin devant les autres forces politiques du pays.

En deuxième place, le Parti du Progrès du président du Parlement, Mohammed Al-Halboussi, a remporté une victoire écrasante dans le camp sunnite avec 37 sièges, face à la coalition emmenée par son rival Khamis Al-Khanjar.

Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) du clan Barzani a confirmé sa position de principale force du camp kurde, devant l’Union patriotique du Kurdistan (PUK) du clan Talabani.

A l’annonce des résultats, que Moqtada al-Sadr s’est empressé de revendiquer comme une victoire pour son camp, il a pris l’initiative de commencer à former une coalition avec Halboussi et le PDK, ce qui lui donnerait 141 sièges, proche des 165 sièges (la moitié + 1) nécessaires pour former un gouvernement de majorité.

Théoriquement, trouver une vingtaine d’élus, notamment parmi les 41 candidats indépendants qui ont été élus pour la première fois, ne devait pas s’avérer impossible pour l’homme fort de l’Irak, qui a multiplié les entrevues avec les nouveaux parlementaires.

Mais cela était sans compter avec l’opposition farouche des autres partis chiites, réunis sous l’organisation ombrelle du Cadre de coordination, que le parti sadriste a quitté en juillet dernier. Si le parti de l’ancien premier ministre Nouri al-Maliki (2006-2014) a enregistré un score honorable avec 37 sièges, la coalition al-Fatah (“conquête”), fenêtre politique du Hachd al-Chaabi, a essuyé un cuisant revers, perdant plus de deux-tiers de ses sièges, avec 17 sièges contre 54 dans le Parlement sortant.

La publication des résultats préliminaires a engrangé une vague de contestation, les différentes voix du Cadre de coordination s’insurgeant à l’unisson contre des résultats “fabriqués” et appelant leurs électeurs et les combattants du Hachd à “se préparer à défendre leur entité sacrée”.

La période post-électorale a été marquée par une instabilité teintée de violence armée. Les Hachd ont notamment démontré leur pouvoir coercitif en bloquant le district gouvernemental, et des frappes de drones sur la résidence du Premier ministre Mustafa al-Kadhimi, perçu comme un proche allié des sadristes, furent également utilisées à des fins d’intimidation.

La Cour suprême fédérale a ratifié les résultats des législatives le 27 décembre. Depuis lors, le pays se trouve dans une impasse politique.

Les obstacles à la formation d’un gouvernement sont nombreux. Un gouvernement majoritaire réunissant les sadristes, le Parti du Progrès et le PDK reviendrait à exclure tous les autres partis chiites du gouvernement, ce qui est difficile à justifier dans un pays à majorité chiite. De plus, comme l’explique le quotidien irakien Az-Zaman, les Hachd al-Chaabi notamment “restent des acteurs incontournables de la scène politique irakienne”.

“Dans ce pays marqué par une forte polarisation, le jeu politique se déroule aussi bien au Parlement que dans la rue. La rue a son mot à dire, les grands partis détenant un puissant instrument de pression avec leurs factions armées.”

Al-Sadr risque par conséquent d’être forcé d’abandonner ses ambitions de former un gouvernement majoritaire, et de se tourner vers la formule familière d’un gouvernement de consensus, où toutes les factions politiques majeures doivent être représentées dans le gouvernement, ce qui permettrait au Cadre de coordination de conserver des postes ministériels.

Mais pour que cela résulte en une session parlementaire concluante, le 26 mars, encore eut-il fallu que les différentes forces politiques réussissent à se mettre d’accord sur le choix non seulement du président, fonction réservée aux Kurdes et dont le pouvoir est essentiellement symbolique, mais également sur le choix du Premier ministre, qui doit être chiite.

Le président a 15 jours après sa nomination pour désigner un Premier ministre issu du bloc majoritaire, qui dispose à son tour de 30 jours pour former un gouvernement. Les parlementaires n’ont donc pas pu désigner un président sans accord préalable sur le choix du Premier ministre, or chaque camp semble s’enfoncer toujours plus dans ses positions respectives, ce qui n’est pas sans rappeler la situation de blocus " à la libanaise ".

De plus, il existe en ce moment une forte tension autour du choix même du président: début février, la session parlementaire qui devait désigner le président avait été suspendue en l’absence de quorum des deux tiers de l’assemblée. Les sadristes et leurs alliés avaient boycotté la session après que la Cour suprême irakienne avait temporairement suspendu la nomination du favori Hoshyar Zebari, membre du PDK soutenu par Sadr, pour des accusations de corruption remontant à 2016.

Or le PDK et le PUK n’ont pas réussi pour le moment à se mettre d’accord sur le choix d’un candidat à la présidence. Même si tous les autres partis se mettent d’accord sur le choix du Premier ministre et des autres postes ministériels, ils ne peuvent pas choisir le président, cela doit se faire entre les partis kurdes. N’étant pas parvenus à une telle entente avant le 26 mars, la session a été boycottée par le PUK et ses alliés du Cadre de coordination, qui n’a donc pas atteint de quorum et a été une nouvelle fois reportée.

Après l’échec du troisième vote, M. Sadr a de nouveau rejeté l’idée d’un gouvernement de consensus, affirmant que cela équivaudrait à la " mort " de l’Irak.

Une date pour un nouveau vote n’a pas encore été fixée. Dans ces conditions, et à moins que les leaders irakiens ne fassent preuve d’une créativité et d’une bonne volonté jusque-là absentes du processus politique, il est donc difficile d’imaginer que la crise actuelle se résolve prochainement.