©L'ouvrage du chercheur de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM) est paru aux éditions de l'INA. (Crédit photo : M.A.)
Pourquoi RT ne peut-elle être qualifiée d’équivalente russe à la chaîne américaine CNN ou à France 24 ?
M.A. : CNN est une chaîne privée, elle n’est donc pas financée par le budget américain bien qu’elle ait joué un rôle central dans la politique étrangère américaine. En ce qui concerne France 24 et RT, elles sont toutes les deux financées par l’État, on est dans ce qu’on appelle la diplomatie publique. La première différence se situe au niveau des personnalités qui travaillent chez RT : c’est la même rédactrice en chef depuis 2005, Margarita Simonian, alors que France 24 a changé à plusieurs reprises de dirigeants. Chez RT, tous les directeurs de l’information des sept chaînes ont la citoyenneté russe. C’est un indice intéressant au niveau du contrôle éditorial. Dans leurs travaux récents, deux chercheurs, Mona Elswah et Philip Howard ont démontré que lorsqu’il s’agit de produire des informations sensibles pour la réputation du Kremlin ou de la Russie, ce sont les producteurs et les journalistes russes qui prennent la main.
Vous ne verrez jamais d’article ouvertement critique de la politique étrangère russe. Sur l’affaire Navalny, très médiatisée et extrêmement sensible pour la Russie, RT a diffusé cette information de manière indirecte, en mettant en équivalence des sources fiables avec des sources moins crédibles, voire sans aucun fondement et relevant davantage de l’opinion. RT propage parfois un flux d’information confusionniste qui crée un effet de désorientation parce qu’il n’y a pas de hiérarchie et de contextualisation de l’information, pas de distinction entre les opinions et la réalité factuelle.
Enfin, un autre exemple, la couverture par RT des actualités en Centrafrique, où les acteurs russes sont très bien implantés depuis 2018, sur focalise surtout sur l’instruction militaire russe et la prestation de sécurité. Les actions moins avouables, comme l’extraction minière ou les exactions du groupe Wagner, sont passées sous silence. Sur France 24 ou RFI, les événéments de Bounti du 3 janvier 2021 au Mali, qui ont été comparés à une bavure de l’armée française, ont été couverts et largement commentés.
RT a conclu un partenariat avec la chaîne libanaise NBN pour produire et diffuser ses programmes Ask More et In Details quotidiennement. Cela signifie-t-il que la chaîne cherche à renforcer son ancrage auprès du public arabophone ?
D’autres chercheurs ont établi une liste de 50 partenariats conclus entre RT, Rossia Segodnia (la maison-mère de Sputnik) et des médias internationaux (chaînes de télévision, agences de presse). L'information dont vous parlez est intéressante puisqu'il apparaît que les audiences de RT Arabic sont excellentes, tout comme celles de RT en espagnol. Deux objectifs sont mis en avant par RT et Sputnik : le partage de contenu et la formation. Théoriquement, c’est censé être réciproque. En Afrique subsaharienne, les contrats de coopération ne semblent pourtant pas équilibrés. En fait, ce sont surtout des journalistes africains qui sont formés par, par exemple via la « RT School » et « Sputnik Pro, des programmes de formation mis en place par les médias russes. Une vidéo d’une réunion entre rédactions africaines et représentants de Sputnik témoigne de la tonalité « alternative » caractéristique des médias d’influence russe. Pour le partage de contenu, là aussi l’équilibre n’est pas respecté : de nombreuses sites d’information ou blogs militants africains diffusent les contenus produits par RT et Sputnik, si bien que la visibilité des contenus de RT dépasse son audience réelle.
Comment RT a-t-elle réussi à prospérer dans la sphère médiatique mondiale ?
Quand la chaîne est créée en 2005, on est dans le contexte des Révolutions de couleur, d’orientation pro-européenne et libérale, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de plusieurs Etats postsoviétique, notamment l’Ukraine, pour s’émanciper de l’ancienne tutelle soviétique. Dans le même temps survient l’élargissement de l’UE et de l’OTAN à l’Est de l’Europe, et notamment aux pays baltes, ex-républiques soviétiques. Ces deux événements concomitants sont perçus comme des menaces par les élites russes. Ils ont alors décidé de repenser leur dispositif d’influence, notamment dans la sphère médiatique : RT est lancé en 2005.
La guerre de 2008 en Ossétie du Sud transforme en profondeur la ligne de RT, en assumant une polarisation, voire une « arsenalisation » très nette du champ médiatique. C’est à ce moment que le changement s’opère : en 2009, RT change de nom et affiche une nouvelle devise, « Question More », en 2010. Des campagnes de publicité sont lancées en Europe avec ce slogan. L’idée, c’est de s’opposer à ce qu’ils appellent les « mainstream media », les médias « dominants ». C’est ce que dit Poutine en 2013, lors d’une visite des locaux de RT : le but est de « briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». C’est une représentation très conflictuelle de l’espace médiatique. Il s’agit évidemment d’une posture et cette ligne « alternative » est le plus souvent compatible avec l’agenda officiel russe.
Sur quelle matrice idéologique repose le narratif de RT ?
Je pense qu’il faut plutôt la penser comme un caméléon : RT possède une ligne éditoriale extrêmement élastique qui capitalise sur le ressentiment envers les principaux médias et qui s’adapte aux publics visés. Par exemple, RT en espagnol est très à gauche, surfant sur l’anti-impérialisme de la gauche bolivarienne ; le site RT Deutsch valorise la droite et de l’extrême droite souverainiste et RT France cherche à se positionner comme un média anti-establishment, notamment lors de la crise des Gilets jaunes en France.
Si de nombreux médias se présentent de nos jours comme « alternatifs », c’était beaucoup plus rare dans les années 2000. Seul Al-Jazeera fait figure de précurseur dans le monde arabe. En France, RT en français a tenté de surfer sur une niche éditoriale qui était à l’époque occupée par les blogs et médias dits de « réinformation », populaires dans les années 2000-2010. D’un point de vue idéologique, ces médias s’ancraient chacune dans des lignes bien délimitées, d’extrême droite identitaire ou d’extrême gauche anti-impérialiste. RT a une approche beaucoup plus transpartisane et synthétique.
À la fin des années 2010, RT a régulièrement invité des « 9/11 truthers », des militants qui remettaient en question la version officielle du 11-Septembre. Ce brouillage entre les opinions et les faits a été plébiscité par Margarita Simonian. Cette valorisation des théories du complot s’inscrit dans une même logique de brouillage de l’information, entre les opinions et les faits : l’ère de la post-vérité assumée.
M.A. : CNN est une chaîne privée, elle n’est donc pas financée par le budget américain bien qu’elle ait joué un rôle central dans la politique étrangère américaine. En ce qui concerne France 24 et RT, elles sont toutes les deux financées par l’État, on est dans ce qu’on appelle la diplomatie publique. La première différence se situe au niveau des personnalités qui travaillent chez RT : c’est la même rédactrice en chef depuis 2005, Margarita Simonian, alors que France 24 a changé à plusieurs reprises de dirigeants. Chez RT, tous les directeurs de l’information des sept chaînes ont la citoyenneté russe. C’est un indice intéressant au niveau du contrôle éditorial. Dans leurs travaux récents, deux chercheurs, Mona Elswah et Philip Howard ont démontré que lorsqu’il s’agit de produire des informations sensibles pour la réputation du Kremlin ou de la Russie, ce sont les producteurs et les journalistes russes qui prennent la main.
Vous ne verrez jamais d’article ouvertement critique de la politique étrangère russe. Sur l’affaire Navalny, très médiatisée et extrêmement sensible pour la Russie, RT a diffusé cette information de manière indirecte, en mettant en équivalence des sources fiables avec des sources moins crédibles, voire sans aucun fondement et relevant davantage de l’opinion. RT propage parfois un flux d’information confusionniste qui crée un effet de désorientation parce qu’il n’y a pas de hiérarchie et de contextualisation de l’information, pas de distinction entre les opinions et la réalité factuelle.
Enfin, un autre exemple, la couverture par RT des actualités en Centrafrique, où les acteurs russes sont très bien implantés depuis 2018, sur focalise surtout sur l’instruction militaire russe et la prestation de sécurité. Les actions moins avouables, comme l’extraction minière ou les exactions du groupe Wagner, sont passées sous silence. Sur France 24 ou RFI, les événéments de Bounti du 3 janvier 2021 au Mali, qui ont été comparés à une bavure de l’armée française, ont été couverts et largement commentés.
RT a conclu un partenariat avec la chaîne libanaise NBN pour produire et diffuser ses programmes Ask More et In Details quotidiennement. Cela signifie-t-il que la chaîne cherche à renforcer son ancrage auprès du public arabophone ?
D’autres chercheurs ont établi une liste de 50 partenariats conclus entre RT, Rossia Segodnia (la maison-mère de Sputnik) et des médias internationaux (chaînes de télévision, agences de presse). L'information dont vous parlez est intéressante puisqu'il apparaît que les audiences de RT Arabic sont excellentes, tout comme celles de RT en espagnol. Deux objectifs sont mis en avant par RT et Sputnik : le partage de contenu et la formation. Théoriquement, c’est censé être réciproque. En Afrique subsaharienne, les contrats de coopération ne semblent pourtant pas équilibrés. En fait, ce sont surtout des journalistes africains qui sont formés par, par exemple via la « RT School » et « Sputnik Pro, des programmes de formation mis en place par les médias russes. Une vidéo d’une réunion entre rédactions africaines et représentants de Sputnik témoigne de la tonalité « alternative » caractéristique des médias d’influence russe. Pour le partage de contenu, là aussi l’équilibre n’est pas respecté : de nombreuses sites d’information ou blogs militants africains diffusent les contenus produits par RT et Sputnik, si bien que la visibilité des contenus de RT dépasse son audience réelle.
Comment RT a-t-elle réussi à prospérer dans la sphère médiatique mondiale ?
Quand la chaîne est créée en 2005, on est dans le contexte des Révolutions de couleur, d’orientation pro-européenne et libérale, des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de plusieurs Etats postsoviétique, notamment l’Ukraine, pour s’émanciper de l’ancienne tutelle soviétique. Dans le même temps survient l’élargissement de l’UE et de l’OTAN à l’Est de l’Europe, et notamment aux pays baltes, ex-républiques soviétiques. Ces deux événements concomitants sont perçus comme des menaces par les élites russes. Ils ont alors décidé de repenser leur dispositif d’influence, notamment dans la sphère médiatique : RT est lancé en 2005.
La guerre de 2008 en Ossétie du Sud transforme en profondeur la ligne de RT, en assumant une polarisation, voire une « arsenalisation » très nette du champ médiatique. C’est à ce moment que le changement s’opère : en 2009, RT change de nom et affiche une nouvelle devise, « Question More », en 2010. Des campagnes de publicité sont lancées en Europe avec ce slogan. L’idée, c’est de s’opposer à ce qu’ils appellent les « mainstream media », les médias « dominants ». C’est ce que dit Poutine en 2013, lors d’une visite des locaux de RT : le but est de « briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». C’est une représentation très conflictuelle de l’espace médiatique. Il s’agit évidemment d’une posture et cette ligne « alternative » est le plus souvent compatible avec l’agenda officiel russe.
Sur quelle matrice idéologique repose le narratif de RT ?
Je pense qu’il faut plutôt la penser comme un caméléon : RT possède une ligne éditoriale extrêmement élastique qui capitalise sur le ressentiment envers les principaux médias et qui s’adapte aux publics visés. Par exemple, RT en espagnol est très à gauche, surfant sur l’anti-impérialisme de la gauche bolivarienne ; le site RT Deutsch valorise la droite et de l’extrême droite souverainiste et RT France cherche à se positionner comme un média anti-establishment, notamment lors de la crise des Gilets jaunes en France.
Si de nombreux médias se présentent de nos jours comme « alternatifs », c’était beaucoup plus rare dans les années 2000. Seul Al-Jazeera fait figure de précurseur dans le monde arabe. En France, RT en français a tenté de surfer sur une niche éditoriale qui était à l’époque occupée par les blogs et médias dits de « réinformation », populaires dans les années 2000-2010. D’un point de vue idéologique, ces médias s’ancraient chacune dans des lignes bien délimitées, d’extrême droite identitaire ou d’extrême gauche anti-impérialiste. RT a une approche beaucoup plus transpartisane et synthétique.
À la fin des années 2010, RT a régulièrement invité des « 9/11 truthers », des militants qui remettaient en question la version officielle du 11-Septembre. Ce brouillage entre les opinions et les faits a été plébiscité par Margarita Simonian. Cette valorisation des théories du complot s’inscrit dans une même logique de brouillage de l’information, entre les opinions et les faits : l’ère de la post-vérité assumée.
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