Un grand rapprochement paraît avoir lieu entre les puissances régionales au Moyen-Orient, un mouvement qui contraste avec la décennie précédente, marquée par les conflits. Face à l’incertitude mondiale, le retrait américain de la région et la crise économique, la priorité semble être à la coopération et l’atténuation des différends, auparavant jugés idéologiques et insurmontables.

Après une décennie marquée par les hostilités et les rivalités, l’heure est au rapprochement entre les puissances du Proche-Orient et du Golfe. Un véritable ballet diplomatique a lieu depuis quelques semaines qui chamboule le statu quo en vigueur : visite du président Erdogan en Arabie Saoudite en avril, suivie par celle du prince héritier Mohammed ben Salmane à Ankara en juin, visite de l’émir du Qatar en Égypte, ainsi que renforcement de la réconciliation entre Doha et les autres États du Golfe.

Dans un tel contexte, qu’en est-il de l’axe " islamiste " mené par la Turquie et le Qatar, et opposé à l’axe de la " contre-révolution " composé des autres monarchies du Golfe et de l’Égypte ? De même, l’isolement diplomatique de la Turquie " néo-ottomane ", la querelle intra-golfe entre le Qatar et ses voisins, et l’intervention militaire saoudo-émirati semblent perdre de leur poids face à la nouvelle donne géopolitique.

La réunion entre Israël et quatre pays arabes lundi dernier a consacré la volonté de faire de l’État hébreu une pièce fondamentale de l’architecture sécuritaire régionale. (AFP)

La tournée du président Joe Biden au Moyen-Orient, prévue pour la mi-juillet, est en partie à l’origine de ce remue-ménage diplomatique. Une opportunité pour les pays de la région de présenter un front uni contre les aspirations de Washington à réactiver l’accord sur le nucléaire iranien, mais aussi contre les injonctions occidentales d’augmenter la production d’hydrocarbures.

Le forum diplomatique entre Israël et quatre pays arabes (Egypte, Emirats arabes unis, Bahreïn et Maroc), qui a eu lieu à Bahreïn lundi dernier, obéit à la même logique : refonder l’architecture régionale pour plus de coopération et d’autonomie, notamment vis-à-vis des États-Unis.

Le retour du pragmatisme géostratégique

Ces changements d’alliance consacrent le retour au pragmatisme, après plusieurs années de conflits et de rivalités aussi improductives que coûteuses. C’est particulièrement le cas pour la Turquie qui a essuyé d’importants revers sur le terrain du gaz en Méditerranée orientale et des frontières maritimes avec la Grèce. Isolé et en perte d’influence, le pays n’a eu d’autre choix que de faire des compromis pour se réintégrer diplomatiquement, comme en témoigne le transfert du dossier de l’affaire Khashoggi à la justice saoudienne.

Cependant, c’est principalement la crise économique qui a poussé la Turquie à renouer avec ses voisins. Face à la dégringolade de la livre turque (-44% face au dollar en 2021) et à une inflation de 73,5%, le président Erdogan, dont la réélection est incertaine, est parti à la chasse aux capitaux et aux touristes du Golfe. Une manœuvre qui a payé, puisque les Émirats ont annoncé un fonds d’investissements de 10 milliards de dollars en Turquie, tandis que l’Arabie Saoudite a mis fin à son embargo officieux des marchandises turques et relancé le tourisme saoudien vers ce pays. Depuis, les relations se sont considérablement améliorées : la Turquie a même appuyé la candidature saoudienne pour l’Expo 2030.

La visite du président Biden, prévue en mi-juillet, est l’occasion pour les pays de la région de présenter un front uni face aux velléités de réactivation de l’accord sur le nucléaire iranien. (AFP)

Côté qatari, le pays a annoncé fin mars qu’il allait investir 4,5 milliards d’euros en Égypte, tandis que le géant des hydrocarbures Qatar Energy a signé un accord pour acquérir une participation de 40% dans un bloc d’exploration au large de l’Égypte.

En plus de la dimension économique, un mot d’ordre régit ces retournements d’alliance : la nécessité de former un front sunnite, qui comprendra la Turquie, pour contrer l’influence de l’Iran dans la région. C’est l’ambition de l’Arabie Saoudite qui lorgne notamment sur les drones de combat turcs pour la guerre qu’elle mène contre les Houthis au Yémen. Les puissances régionales n’ont d’autre choix que de se rassembler, alors que la présence militaire américaine se réduit, que la Chine se fait de plus en plus influente dans la région et que l’invasion russe de l’Ukraine plonge le monde dans l’incertitude.

Une réconciliation teintée de méfiance

Des avancées qui apaisent les tensions régionales et permettent un retour à la coopération sécuritaire, mais qui demeurent insuffisantes pour aboutir à un véritable système d’alliances pérenne à l’image de l’OTAN. Les observateurs ont ainsi observé plusieurs limites à ce ballet diplomatique : toujours pas de visite de haut-niveau entre l’Égypte et la Turquie, ni d’accord de coopération entre le Qatar et l’Égypte, malgré les annonces en ce sens. Enfin, le Qatar se refuse toujours à normaliser ses relations avec Israël.

Dès lors, les évolutions positives enregistrées ces derniers mois, bien que réelles, resteront fluctuantes et limitées dans le temps et le contenu, tant que les pommes de discorde ne sont pas discutées entre les acteurs régionaux : positions antagonistes en Syrie et en Libye, relations entre le Qatar et l’Iran, ou encore la proximité que les régimes turc et qatari entretiennent avec les Frères Musulmans.

L’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, est sorti la tête haute du duel avec les pays du Golfe et demeure un allié essentiel des États-Unis dans la région. (AFP)

La réconciliation entre la Turquie et l’Arabie Saoudite est un exemple manifeste de cette réconciliation teintée de méfiance, qui obéit à des logiques de court-terme et non à une réelle convergence idéologique. Malgré le faste et la couverture médiatique qui ont entouré la visite du prince héritier Mohammed ben Salmane à Ankara, la rencontre, qui n’a duré que quatre heures en tout, n’a abouti qu’à la publication d’un communiqué commun.

Ce communiqué a été révisé à la dernière minute en une version bien moins ambitieuse que le premier jet. Ainsi, l’engagement à poursuivre les négociations pour une zone de libre-échange Turquie-Conseil de Coopération du Golfe a disparu de la seconde version, ainsi que la promesse d’augmenter le nombre de vols entre l’Arabie Saoudite et la Turquie. De même, le document est dépourvu de signatures provenant d’officiels turcs et saoudiens. Des indices qui montrent une chose : les deux pays mettent momentanément de côté leurs différends pour rétablir la coopération économique et sécuritaire, mais ne s’engagent pas pour autant à aligner leurs positions sur tous les dossiers régionaux.

Le retour du Qatar

Finalement, le Qatar apparaît comme le grand gagnant de ce bouleversement régional, et a récemment accueilli les négociations indirectes entre l’Iran et les États-Unis censées mettre fin aux sanctions américaines contre Téhéran. Une preuve de confiance de l’Oncle Sam envers Doha, qu’il considère comme un allié stratégique ainsi qu’un médiateur incontournable, que ce soit avec l’Iran, le Hamas ou encore les Talibans.

Le Qatar poursuit sa diplomatie " réaliste ", que son ministère des Affaires Étrangères caractérise comme "indépendante, concentrée sur les relations pan-islamiques, la coopération internationale et la médiation". La diplomatie qatarie a notamment permis un accord d’évacuation des civils avec les Talibans peu après leur prise de pouvoir, un tour de force applaudi internationalement.

Le Qatar s’est ainsi débarrassé de l’embargo saoudien-émirati-bahreïni-égyptien pratiquement sans faire de concessions. En effet, il s’est contenté d’atténuer les critiques envers le régime saoudien à travers son média phare al Jazeera, mais continue à entretenir des relations robustes avec l’Iran, qui se sont renforcées depuis la crise diplomatique. Il bénéficie à présent d’une base militaire turque forte de 5000 hommes en plus de la base américaine, ce qui garantit sa sécurité en cas d’invasion saoudienne.

Le pays est de même devenu incontournable en tant qu’alternative énergétique au gaz russe. Face à l’envolée du cours des hydrocarbures et les retombées de l’invasion russe de l’Ukraine, le pays est extrêmement prisé par l’Europe, en quête de gaz naturel pour sécuriser son approvisionnement.