L’invalidation par la Cour suprême des États-Unis de l’arrêt Roe contre Wade de 1973 n’en finit pas de faire des vagues. Juridiquement, il est indéniable que l’arrêt en question reposait sur des bases assez fragiles. Même Ruth Bader Ginsberg, probablement la juge la plus progressiste de l’histoire de la Cour suprême, soulignait la fragilité de la base légale (constitutionnelle) de cet arrêt.

Controverse juridique

En effet, la Constitution américaine ne mentionnant pas expressément un droit à l’avortement, les juges de la Cour suprême ont dû alors se baser, dans leur majorité, en 1973, sur le quatorzième amendement du Bill of Rights, garantissant le droit à la liberté.

Cependant, une partie de la doctrine américaine, adepte de la philosophie juridique de l’intention originaire du constituant (arrêt Marbury contre Madison de 1803), considère qu’il faut interpréter la Constitution fédérale de façon littérale, stricte, non extensive, et ce, pour laisser une grande liberté aux États fédérés. Ces auteurs ont accusé les juges d’avoir violé, dans Roe contre Wade, le principe de la séparation des pouvoirs en s’octroyant les pouvoirs du législateur, c’est-à-dire en "légiférant depuis le banc".

Tout en saluant le contenu progressiste du dispositif de Roe contre Wade, Bader Ginsberg a néanmoins expliqué, plus tard, que la motivation de l’arrêt n’était pas la bonne. Selon Bader Ginsberg, Roe contre Wade aurait dû se baser non pas sur le quatorzième amendement (ce n’est pas le droit à la liberté qui fonde le droit de la femme de choisir de mettre un terme à sa grossesse, mais plutôt le droit à la vie privée qui découle du droit à la liberté), mais sur la clause d’égale protection (arrêt Griswold).

Donc, juridiquement, le renversement de l’arrêt Roe contre Wade est, au moins, aussi controversé que l’arrêt Roe contre Wade lui-même.

Gouvernement des juges

Mais, dans une analyse plus politique de sa portée, il semble que le revirement de la Cour suprême des États-Unis relatif à l’arrêt Roe contre Wade considère désormais que l’avortement n’est pas un droit garanti par la Constitution américaine. À strictement parler, ceci ne constitue pas tant une décision juridique qu’une décision éminemment politique prise par une juridiction – la plus haute du pays.

Il s’agit d’une décision politique au moins à un double titre. Politique dans ses motivations (considérations politico-religieuses conservatrices du Parti républicain), le revirement l’est, certes.

Mais ce qui est encore plus important et, surtout, dangereux, c’est qu’il s’agit d’une décision politique dans les modalités de sa prise. En effet, la nouvelle décision est le fruit d’une lutte politique pour le pouvoir au sein même de la Cour suprême, la majorité des juges – Républicains – ayant ainsi réussi à mettre le président de la Cour, le Chief Justice Roberts (plus modéré et conciliateur), sur la touche.

D’ailleurs, ce changement de la balance du pouvoir au sein de la Cour n’aurait pas été possible sans un travail, en amont, d’accumulation et de longue haleine, par des politiques – présidents républicains successifs, notamment D. Trump – dans le choix (nomination) des membres de la Cour suprême.

Nous sommes face à une situation manifeste de ce que le professeur de droit Édouard Lambert appelle, dès 1921, le "gouvernement des juges", dans un livre qui, d’ailleurs, concerne le système juridictionnel aux États-Unis (Le Gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis). Nous sommes face à ce qu’on pourrait peut-être appeler "judicratie", et qui constitue, de facto, une grave violation du principe de séparation des pouvoirs, base de tout régime démocratique (le pouvoir arrête le pouvoir), les juges cumulant les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif, et substituant ainsi le politique au judiciaire.

D’ailleurs, dans leur opinion dissidente, les trois "Justices" – Beyer, Sotomayor et Kagan – sont assez clairs sur ce sujet. Ils écrivent: "Le refus de la majorité de prendre en considération les conséquences bouleversantes de l’invalidation de Roe et Casey est une mise en accusation stupéfiante de sa décision. (…) La majorité a rejeté Roe et Casey pour une seule et unique raison: parce qu’elle les a toujours méprisés, et maintenant elle détient les voix pour les rejeter. La majorité substitue ainsi une règle de juges à la règle de droit."

Et c’est justement là, dans ses répercussions sur la démocratie, encore plus que sur le libéralisme politique, que se situe le plus grand danger de ce revirement.

Au service du populisme

En effet, le mouvement trumpiste, qui a réussi à établir une hégémonie culturelle – au sens que Gramsci donne à ce terme – au sein du Parti républicain ayant nommé la majorité actuelle des juges de la Cour suprême, s’inscrit essentiellement dans la culture populiste.

Ce mouvement réunit les cinq critères que l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon a dégagés dans son travail de théorisation (conceptualisation) de la réalité du populisme dans le monde. En effet, dans son livre Le Siècle du populisme: histoire, théorie, critique (Paris, Seuil, 2020) qui constitue l’un des ouvrages majeurs sur le populisme, Rosanvallon définit, dans la première partie qu’il consacre à "l’anatomie" du populisme, cinq critères constitutifs de la culture politique populiste. Il s’agit d’une conception spécifique du peuple (le "peuple-Un"), une théorie de la démocratie (directe, polarisée, immédiate), une modalité de la représentation ("l’homme-peuple"), une politique et une philosophie de l’économie (le national-protectionnisme) et, enfin, un régime de passions et d’émotions.

Par ailleurs, Rosanvallon relève – et c’est dans ce point précis que résiderait le principal apport intellectuel de ce livre – que le populisme n’est pas seulement un danger pour le libéralisme politique ("démocratie illibérale"), mais qu’il constitue essentiellement une menace (et une déformation) de la démocratie. Rosanvallon préconise d’abandonner la critique du populisme sur la base du péril qu’il constitue pour le libéralisme politique, c’est-à-dire sur la base de la tendance du populisme à "secondariser l’extension ("sociétale") des droits des individus par rapport à l’affirmation de la souveraineté collective, et simultanément à instruire le procès des corps intermédiaires accusés de contrarier l’action des pouvoirs élus".

L’abandon de ce prisme de la critique du populisme est d’autant plus justifié parce qu’une telle critique est inefficace dans un débat où on cherche à convaincre l’adversaire d’une opinion contraire, "les ténors du populisme rejet[a]nt explicitement cette démocratie libérale comme diminutive et confiscatoire d’une démocratie authentique". En effet, "Vladimir Poutine, propagandiste d’une démocratie dite souveraine, a ainsi affirmé avec force que le libéralisme était devenu obsolète".

Selon Rosanvallon, "c’est donc sur le terrain d’une critique démocratique du populisme qu’il convient d’interpeller et de discuter les nouveaux champions de cet idéal".

En somme, dans une optique libérale, à laquelle on peut adhérer ou non, la portée du revirement de la Cour suprême est déjà assez inquiétante, aussi bien dans sa portée immédiate que sur le long terme. Sur le court terme, le plus inquiétant est la prohibition sans exception ("ban with no exception", c’est-à-dire même en cas de grossesse à la suite d’un viol, d’une relation incestueuse, ou même si la vie de la mère est en danger à cause de la grossesse) de l’interruption volontaire de grossesse, que certains États fédérés imposeront dans un avenir proche – s’ils ne l’imposent pas déjà depuis le jeudi 23 juin.

Sur le long terme, il semble que ce revirement n’est que le premier dans une série d’autres revirements qui vont suivre, notamment en ce qui concerne le droit à utiliser les moyens de contraception ainsi que les droits des minorités sexuelles, y compris leur mariage.

Mais c’est sur le terrain démocratique, notion ayant une vocation plus universaliste que le libéralisme politique (même si certains penseurs politiques considèrent que les deux sont inséparables), que le revirement de la Cour suprême est le plus inquiétant.

En instaurant, de facto, un gouvernement des juges au service d’un mouvement populiste (et religieux), la Cour suprême inaugure, dans la réalité politico-juridique des États-Unis, une nouvelle saison – mais non fictive cette fois-ci – de The Handmaid’s Tale(1). L’avènement de Gilead et des Aunt Lydia n’est plus totalement hypothétique et farfelu, et il semble que la romancière canadienne Margaret Atwood n’est plus très loin d’être détrônée par un concurrent inattendu, la Cour suprême des États-Unis.

Sagi Sinno est juriste spécialisé en droit international, doctorant à l’Université Paris-Panthéon Assas.

(1) – The Handmaid’s Tale est une série américaine dystopique, d’après le roman du même nom de la canadienne Margaret Atwood, sortie en 2016. Les saisons déjà produites dépeignent un univers totalitaire où les femmes sont réduites en esclavage sexuel dans le but de procréer et de repeupler la Terre.