Au-delà des considérations LGBTQ de la culture du genre, l’étude en deux parties que nous publions s’intéresse au corps biologique lui-même et les ambigüités anatomiques de l’identité sexuelle, indépendamment du choix de l’objet sexuel. Dans cette première partie, nous exposons les différentes facettes de cette problématique en posant la question suivante: un sexe peut-il en cacher un autre?

Un sexe peut-il en cacher un autre? Cette question provocatrice trouve sa pleine pertinence dans le domaine de l’histoire des mœurs. Chez les Eskimos, par exemple, le genre et l’identité peuvent être aisément dissociés du sexe. Ces peuples polaires s’appellent eux-mêmes les Inuits dont la traduction est "les hommes". Ainsi, la petite fille-Inuit sera jusqu’à sa puberté un garçon parce que son "âme-nom" est celle d’un homme-ancêtre dont elle est temporairement la réincarnation. De même, un petit garçon pourra avoir pour "âme-nom" sa grand-mère et être une fille jusqu’à la puberté. Chez les Nuers d’Afrique occidentale, une femme stérile peut être créditée de l’essence masculine. Elle revient alors chez ses frères et bénéficie de sa part de bétail en tant qu’"oncle paternel", ce qu’elle est effectivement devenue. Elle peut à son tour prendre une épouse dont elle sera le mari. Dans les exemples choisis, l’interprétation sociale du sexe biologique a pour bornes la période de procréation: de la puberté à la ménopause.

En mars 1996, la presse britannique rapporta le cas du professeur William Muirhead-Allwood, éminent spécialiste en chirurgie orthopédique et qui, à ce titre, avait opéré la défunte Reine-Mère Élisabeth, la Queen Mum, de sa hanche. Le professeur Allwood avait abandonné son épouse Jane, ex-infirmière, ainsi que les deux garçons qu’il eut d’elle afin de devenir une femme sous le nom de Sarah Muirhead-Allwood. À 49 ans, le professeur Allwood souhaitait commencer une nouvelle vie sous une identité sexuelle différente. C’était son désir le plus ardent depuis de longues années. Le professeur Allwood appartient à la catégorie des transsexuels.

Plus récemment, la cour suprême de Nouvelle-Écosse, au Canada, a dû se pencher sur le cas de la veuve de Sir Ewan Forbes, laquelle souhaitait bénéficier de l’héritage de son défunt époux, à savoir une baronnie créée en 1630. Le problème juridique posé était que le mari défunt, Sir Ewan Forbes, avait passé les premières quarante années de sa vie sous l’identité de Miss Elizabeth Forbes-Semphill et ne pouvait pas, en tant que femme, bénéficier d’un tel legs. Sir Ewan Forbes n’était pas un transsexuel, mais un ambigu sexuel, plus précisément un androgyne ou pseudo-hermaphrodite masculin.

Dans le Digeste de Justinien, on trouve une maxime d’une grande sagesse dont l’auteur n’est autre que le plus célèbre des professeurs de l’École de droit de Beyrouth, Ulpien de Tyr. Il écrit: "L’individu doit être rapporté au sexe qui prévaut en lui."

États crépusculaires de l’identité sexuelle

Il existe, en effet, une foule d’états crépusculaires de l’identité sexuelle biologique. À jour frisant, l’individu est, on ne peut plus femme ou homme. Mais, dès que la pénombre du crépuscule s’installe, le plus chevronné des cliniciens pourrait parfois perdre son latin. La fréquentation des intersexués n’est pas chose aisée. Disons tout de suite que, dans cette affaire d’intersexuation, le corporel féminin est malheureusement nettement désavantagé. J’en veux pour simple preuve à quel point le public ignore que les intersexués sont de deux genres. Car, si on dit bien "un" androgyne, il faut, par contre, impérativement dire "une" gynandre. Curieusement, la plupart des traditions culturelles et juridiques s’appliquent à déclarer "garçon" tout état d’ambiguïté constaté à la naissance.

1 – Hermaphrodisme vrai

Il existe exceptionnellement des êtres possédant les attributs féminins et masculins à la fois, à des degrés divers. Le cas le plus célèbre est celui du personnage mythique, Hermaphrodite, fils/fille d’Aphrodite et d’Hermès. La littérature médicale rapporte quelques cas rarissimes d’hermaphrodisme vrai. Actuellement, les techniques hormonales contemporaines permettent à des hommes de tendance homosexuelle, ou à des travestis, de se doter d’attributs féminins tout en conservant ceux de leur masculinité d’origine. Ce ne sont pas des hermaphrodites stricto sensu mais des "she-male" comme les appelle la littérature spécialisée.

2 – Pseudohermaphrodisme masculin: les androgynes

Beaucoup plus fréquents sont les cas de pseudohermaphrodisme. Platon avait l’habitude de citer à ses disciples le cas d’une femme d’Epidaure qui, un beau jour, devint homme par l’apparition de testicules. Cela arrive de temps en temps, surtout en période olympique où la chronique se trouve être défrayée par de tels cas. Un tel individu est un homme, dont le périnée semble vulviforme, dont les testicules demeurent cachés et ne sortent pas dans le scrotum. Ces personnes sont des pseudohermaphrodites de type masculin, qu’il convient d’appeler "androgynes", et dont le trouble du développement s’appelle "testicule féminisant". Ces femmes, parfois très féminines, attendent, pour se marier, qu’on leur enlève les deux testicules féminisants qui peuvent se cancériser.

3 – Pseudohermaphrodisme féminin: les gynandres

Il existe beaucoup plus rarement des êtres étranges, dont le périnée apparaît plutôt masculin. Il se prolonge par un pseudo-phallus plus ou moins rudimentaire, plus ou moins érectile. Comme le veut la règle lors de toute ambiguïté, on les déclare garçons et on s’en remet à Dieu. Avec l’âge, leurs seins poussent et, suprême honte pour celui qui se dit mâle, des pertes régulières de sang apparaissent. Ces êtres sont des femmes avec un accolement des grandes lèvres et certains remaniements anatomiques inconstants. On connaît les cas historiques du garçon boucher d’Ombredane ainsi que celui de l’élève officier de Robert. Je rappellerai l’histoire, vraie ou fausse, de la pseudopapesse Jeanne de même que celle de sainte Marina, qui commença sa vie en tant que moine et la termina en moniale. Le culte de sainte Marina est assez populaire au Liban-Nord.

La particularité anatomique de ces ambigus intersexués gynandroïdes est très commune en Afrique sub-saharienne, où l’excision du clitoris et l’infibulation des grandes lèvres sont des pratiques courantes. Et pourtant, lorsque la nature se permet d’infibuler, par erreur, une femelle humaine, cette dernière est déclarée de sexe masculin devant l’état civil. C’est une gynandre. Une fille ainsi infibulée n’est ni un monstre ni un cas d’intersexualité. La vie d’une gynandre est l’illustration tragique du préjugé négatif qui est attaché à la condition de la féminité.