Spiritueux Made in Lebanon:  un marché en effervescence
Longtemps chasse gardée des grandes signatures internationales, les marques de gin, vodka et whisky fabriqués localement ont vu leur offre croître depuis quelques années. En capitalisant sur la crise, certaines sont même parvenues à se faire une petite place au soleil. 

À quelque chose malheur est bon. Après le traditionnel trio arak, vin et bière, le «Made in Lebanon» s’attaque depuis quelques années à la production d’alcools forts. Une tendance amplifiée par la crise financière puisqu’en l’espace de trois ans, la livre libanaise a perdu 95% de sa valeur, poussant le consommateur libanais à reconsidérer ses options. «On peut facilement recenser aujourd’hui sur le marché domestique une dizaine de marques locales de vodka, entre vingt et vingt-cinq de gin et une petite poignée pour le whisky», explique Anthony Massoud, P-DG des établissements Antoine Massoud (EAM).

Avant la crise, le Liban consommait par an environ 1,5 million de caisses de 9 litres chacune (12 bouteilles de 75cl) de vins et spiritueux, soit 2,7 litres d’alcool par habitant.

Gueule de bois 

Le secteur des vins et spiritueux joue un rôle moteur dans l’économie du Liban. Pour Ziad Karam, directeur des relations entreprises chez Diageo, «c’est la clef de voûte de son attractivité touristique et de son légendaire esprit festif».  Situé dans une région où la réglementation des pays voisins n’autorise pas l’alcool, le Liban, avec ses cinq millions d’habitants, fait figure d’exception. «Avant la débâcle, le Liban consommait par an environ 1,5 million de caisses de 9 litres chacune (12 bouteilles de 75cl) de vins et spiritueux équivalent à 13,5 millions de litres par année, soit 2,7 litres d’alcool par habitant, explique Anthony Massoud.

Mais entre la crise et le trou noir de la pandémie, avec son cortège de restrictions (confinement, fermetures des bars et restaurants, distanciation sociale etc.), les ventes d’alcools en valeur ont vite décroché. «Le marché s’est globalement rétréci, indique Anthony Massoud. À titre d’exemple, nous faisions 15 millions de dollars de chiffre d’affaires en vins et spiritueux, nous sommes à 7 ou 8 millions aujourd’hui.» Idem pour le géant britannique Diageo, leader mondial des vins et spiritueux, qui a perdu entre 40 et 50% en valeur sur ses ventes off-trade (circuit supermarchés, épiceries, cavistes, etc.) et on-trade (hôtels, restaurants, bars, etc.).

Depuis quelques années, le «Made in Lebanon» s’attaque à la production d’alcools forts.

Poussée du local

Seulement, crise ou pas, le Libanais aime boire. «La période de confinement nous a évidemment affectés, mais la consommation n’a pas beaucoup faibli, précise Ziad Karam. Elle se faisait plutôt à domicile en partie grâce au e-commerce qui a vu ses ventes s’envoler.» D’ailleurs, selon les estimations de l’institut d’analyses IWSR (International Wine and Spirit Research), sur la période allant de 2019 à 2021, la consommation en volume dans son ensemble n’aurait subi qu’une légère contraction quant aux importations de vins, bières et spiritueux, une baisse toutefois compensée par la poussée notable du «Made in Lebanon» avec +19% sur les spiritueux, +27% sur les vins et +11% sur la bière.

À la sélecte Malt Gallery, les chiffres sont tout aussi éloquents. «Nous vendons entre 45 et 50% de produits libanais en volume dans l’ensemble de nos quatre branches, dont 25 à 30% de spiritueux locaux, précise Salim Heleiwa, manager des quatre boutiques. Depuis le début de la crise en 2019, les ventes d’alcools locaux ont même augmenté de 10%.»

Le secteur des vins et spiritueux joue un rôle moteur dans l’économie du Liban.

Repli sur les entrées de gamme 

Pourtant, ce report de la consommation sur la production locale n’explique pas tout. «Le marché des vins et spiritueux s’est plutôt déplacé de la fourchette moyen/haut de gamme aux importations entrée de gamme, insiste Roy Riachi, vinificateur et maître distillateur à la cave et distillerie Riachi. Il suffit de voir la part croissante des linéaires proposant des alcools à un prix moyen de 3 dollars contre 10 et 15 dollars avant la crise.» Une explication reprise du côté de Diageo. «Il est vrai que nous avons augmenté en termes de volume, mais perdu en valeur, explique Ziad Karam. Un whisky tel que Johnny Walker Red Label, à 430.000 livres dans les supermarchés, est aujourd’hui monté en gamme, forçant certains consommateurs à se replier sur la fourchette inférieure. D’autres continuent de consommer à l’identique ou en moindre quantité.»

Whisky métissé 


La crise a véritablement changé les règles du jeu. «On a basculé dans une économie beaucoup plus rudimentaire, où les seuls paramètres sont l’offre, la demande et l’accès au dollar», commente Anthony Massoud. Et pour rester aujourd’hui acteur de cette industrie, mieux vaut savoir jouer des coudes. Le coup d’éclat est justement venu des établissements Massoud, et c’est en appréhendant, dès les prémices de la crise, l’effondrement de la livre libanaise et ses conséquences sur le pouvoir d’achat qu’Anthony Massoud a eu l’idée de travailler sur un modèle économique «low-cost»: Glenbey, un whisky mi-écossais, mi-libanais, d’autant plus que cet alcool est celui de prédilection des Libanais (près de 80% des alcools importés). «La crise a rendu possible ce projet dans lequel 500.000 dollars ont été investis», souligne-t-il.

Lancé en juin 2021, ce whisky d’un genre nouveau a fait une entrée fracassante allant jusqu’à mettre à mal les grands compétiteurs aux marques bien établies. En seulement sept mois, ce nouveau venu a réussi à écouler 20.000 caisses et à se tailler dans la foulée près de 5% de part de marché en volume du segment whisky jusqu’à talonner de près l’indétrônable Black Label de Johnny Walker, numéro un des ventes chez Spinneys. Objectif pour 2022: vendre entre 35 et 40.000 caisses.

Mais comment expliquer ce succès foudroyant? Tout d’abord le goût: «Glenbey est un blended whisky léger, à la saveur malt appuyée.» Ensuite, sa double nationalité: la base de whisky à haut degré d’alcool est importée en large quantité directement d’Écosse. Les quatre étapes restantes du processus de production, à savoir le dosage du niveau d’alcool, l’unification de la couleur, la filtration et l’embouteillage, sont poursuivies au centre de production créé au Domaine des Tourelles, partenaire des EAM. Enfin le prix: 50% moins cher que la concurrence. Un marketing mix savamment étudié qui séduit même hors des frontières puisque les exportations vont bon train. Glenbey est d’ailleurs plébiscité par la diaspora en France. «C’est un peu le Almaza du whisky», compare avec un brin d’humour l’entrepreneur avant de poursuivre: «Nous avons de nouveaux lancements dans les tuyaux. Vers la mi-août, nous recevons une nouvelle machine de production permettant un embouteillage en ligne de 200.000 bouteilles par mois.»

Depuis le début de la crise en 2019, les ventes d’alcools locaux ont augmenté de 10% dans certains points de vente.

Absence de culture  

Certes, même si la crise est une aubaine pour une majorité de producteurs de vins et spiritueux locaux, elle est aussi pénalisante pour certains autres. À la tête de l’une des plus anciennes vineries familiales du Liban, Roy Riachi est la huitième génération de producteurs de vin et d’arak et confectionne depuis un peu plus de 10 ans whisky, gin et vodka. Dans sa petite distillerie artisanale de Khenchara, il produit Athyr, le premier single malt libanais, fabriqué à partir d’orge cultivé dans la Békaa et vieilli dans des barriques en chêne libanais. «Nous produisons aux alentours de 200 bouteilles par lot à 120 dollars l’unité», précise-t-il. Le maître distillateur produit également entre 200 et 1.500 bouteilles par lot de Levant Highlands, un whisky artisanal moyen de gamme proposant quatre différentes expressions vendues entre 10 et 30 dollars l’unité; de même qu'un gin distillé, Junipium, lancé en 2018, et une vodka.

Ces produits perçus aujourd’hui comme onéreux peinent à trouver leur public, car contrairement à la culture du vin fortement ancrée dans les mœurs et les habitudes du pays, celle des spiritueux est, selon Roy Riachi, inexistante au Liban d’où un marché non réceptif à la qualité. «Les Libanais n’ont aucune idée de ce qu’ils consomment, se désole-t-il. Ils ne savent pas que le whisky, c’est de la bière distillée et vieillie dans des fûts en bois, que le gin, c’est de la vodka distillée avec des baies de genévrier et que cette dernière est un spiritueux sans arômes. La crise est une opportunité pour tous ceux qui veulent fabriquer ou importer des produits entrée de gamme à 3 ou 4 dollars, car dans ces périodes de dépression sévère, il est impossible d’éduquer un consommateur qui ne se préoccupe que du prix. Exporter est aujourd’hui notre seule alternative pour engranger des bénéfices.»

Sur la période allant de 2019 à 2021, la baisse de l’importation de vins, bières et spiritueux a été compensée par la poussée notable du «Made in Lebanon» avec +19% sur les spiritueux, +27% sur les vins et +11% sur la bière.

La révolution gin 

Il est vrai aussi que la production locale a mauvaise presse et bute encore sur les mêmes préjugés, au nombre desquels la gueule de bois. Plus embêtant encore, l’absence de régulations et de contrôle du secteur favoriserait la contrefaçon et la fabrication d’alcool à tout-va, car se procurer de l’alcool neutre – alcool à haut degré et élément de base des spiritueux – d’un importateur ou de grandes distilleries pour bricoler ses propres produits est chose aisée.

Malgré tout, des artisans bouilleurs de cru ont fait le choix depuis quelques années de s’investir avec rigueur et passion dans la production de spiritueux et c’est par le gin que l’odyssée démarre.  Mais pourquoi le gin? Car il est facile à distiller et ne nécessite pas de vieillir en barriques. Autre point majeur, le genévrier, l’indispensable matière première, est abondamment disponible dans la nature libanaise.

Enfin, grâce à sa mise en avant sur la scène cocktails mondiale et au récent essor de la mixologie, l’eau-de-vie aromatisée au genièvre jouit d’un réel engouement. «À la Malt Gallery, les gins libanais ont pris 10% de part de marché sur l’ensemble de la catégorie gin toutes marques confondues, se félicite Salim Heleiwa. C’est aussi l’effet de la crise. À qualité égale, un gin libanais se vend 70% moins cher qu’un produit premium importé.»

Du pionnier Jamil Haddad, créateur du gin Gata et de la vodka Secreterre, en passant par The Three Brothers, Ginbey, Jun gin et Kor Vodka de Rechmaya Distillery, O’17 gin, etc., le phénomène a pris en ampleur au point que certaines fabriques locales se sont lancées dans la production de limoncello, de cidre et même de… brandy. «Les voyageurs de passage sont friands de ces propositions et en emportent souvent dans leurs bagages», s’enthousiasme Selim Heleiwa. Une demande qui laisse entrevoir pour le «Made in Lebanon» de belles perspectives à l’international.
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