Les vendredis, c’est Mjaddra. On le dit plat des pauvres. Ses ingrédients: lentilles, riz, oignons, épices. Mjaddra, parce qu’il est interdit de manger de la viande un jour saint. Tu ronchonnes parfois pour le plaisir, mais tu aimes la stabilité de ce rendez-vous, ce rituel simple, rassurant, et les gestes qui l’entourent, signes de normalité du quotidien. Les restaurants ne proposent pas de Mjaddara, plat qui se réserve ainsi aux tablées familiales. Tu choisis de le regarder comme une sorte de partage intime. Par ta pensée justicière, tu le réhabilites: repas privé et non «plat du pauvre».
Tu aimes regarder ta mère cuisiner la Mjaddara. Tout commence par les reniflements: ta maman, devant les fourneaux; ce ne sont jamais des pleurs, malgré ton inquiétude de gamine. Elle lutte contre les larmes tant que dure la préparation des oignons; les éplucher; les couper après avoir affûté le couteau; les hacher dans la longueur; les saupoudrer de sel, de poivre, de cannelle. Elle ne mesure pas; procède par pincées successives, comme on ensemence un champ; malaxe oignons et épices: elle fait et se mouche régulièrement; se relave les mains; et reprend. Yeux rouges, sans se départir de sa concentration; assurance de reine; le mascara coule aux coins de ses paupières; les larmes persistent, même après la fonte des responsables, jetés dans la poêle où crépite l’huile d’olive qui chauffe depuis quelques minutes.
La maison se laisse alors envahir par l’odeur des épices, de la friture des oignons; par le chant de leur grésillement. Puis siffle la cocotte-minute, un appel au secours affolé; strident. Ta maman obtempère aussitôt; avec toutes les précautions nécessaires. Tu as peur des cocottes-minute, depuis que ta mère t’a mise en garde, allusions à des histoires d’explosion; depuis, tu imagines; et tu imagines le pire, forcément; sans oser t’approcher quand la cocotte exhale son dernier souffle, comme un vieillard agonisant. De loin, tu vois ta mère délivrer les lentilles de ce monstre sonore; mais elle ne jette pas l’eau qui a servi à la cuisson, elle en récupère des verres entiers avec des Aïe, aïe, aïe pour atténuer la brûlure qui lui saisit les doigts. Devant ton expression dégoûtée, elle proteste. Je ne cherche pas à faire des économies d’eau, même si ma foi… Mais c’est meilleur quand tu cuis le riz avec l’eau des lentilles.
Tu regardes ta maman avec fascination ; passant les lentilles au tamis du moulin à légumes; puis mélangeant la purée obtenue au riz cuit, aux oignons frits; et les remuant sans couper le feu; geste régulier; plus de cinq minutes; rajoutant de l’huile d’olive; au flair, comme elle dit; goûtant à l’aide d’une cuillère à café qu’elle met aussitôt dans l’évier; pour en prendre une autre au prochain essai; augmentant le sel; ou le poivre; selon; se tenant la hanche de la main libre. Tu apprends pour plus tard, quand tu seras maman à ton tour; parce que tu le seras un jour, forcément, n’est-ce pas, fillette?
Facile: 1 verre de lentilles, pour ½ verre de riz. Non, un peu moins d’un ½ verre de riz ! Plus 1 oignon. Les quantités de base. Mais tu ne fais jamais si peu! C’est pour retenir! Tu multiplies après, en gardant les proportions, compris? Plus, les épices, mais ça, c’est au flair! Et surtout l’huile d’olive à la fin. Quand tu éteins le feu! À la toute dernière minute, un filet d’huile d’olive! Tu verras, c’est ce qui donne du lustre au plat! Pas avant, l’huile, ok?
À la fin de la cuisson, le plat prend la couleur des lentilles; les grains de riz se couvrent d’une teinte marron, mais gardent leur forme oblongue, amalgamés au mélange. Passée au presse-légumes, la purée brûlante est aussitôt versée dans des assiettes plates. Parfois, ta mère récupère d’un doigt agile une égoutture avant sa chute sur le plan de travail; et en profite pour goûter sa Mjaddra, en faisant claquer la langue; de plaisir ou en réaction à la chaleur? Hum, ça va être bon! Et au moins c’est sain! Plein de protéines.
Quinze assiettes prêtes à la consommation, comme autant de soucoupes volantes prêtes au décollage, elles colonisent tables et étagères de la cuisine. Vous êtes huit, ta mère en prépare sept de plus au cas où ; on ne sait jamais. Au cas où le plat donnerait envie à un voisin de passage; ou pour un visiteur à l’improviste; ou pour se resservir; c’est excellent pour la santé! des lentilles!
En se refroidissant, une croûte recouvre la surface, tandis que l’intérieur reste tendre. Plusieurs fois par jour, tu retiens ton doigt que tu voudrais enfoncer dans la matière compacte et tendre. La Mjaddra se mange froide, mais certains l’aiment chaude. Tu y plonges une fourchette ou un coin de pita, pour une première bouchée, la meilleure; attentive à la jubilation de percer la couche, de détruire la perfection de cette étendue plane.
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Tu aimes regarder ta mère cuisiner la Mjaddara. Tout commence par les reniflements: ta maman, devant les fourneaux; ce ne sont jamais des pleurs, malgré ton inquiétude de gamine. Elle lutte contre les larmes tant que dure la préparation des oignons; les éplucher; les couper après avoir affûté le couteau; les hacher dans la longueur; les saupoudrer de sel, de poivre, de cannelle. Elle ne mesure pas; procède par pincées successives, comme on ensemence un champ; malaxe oignons et épices: elle fait et se mouche régulièrement; se relave les mains; et reprend. Yeux rouges, sans se départir de sa concentration; assurance de reine; le mascara coule aux coins de ses paupières; les larmes persistent, même après la fonte des responsables, jetés dans la poêle où crépite l’huile d’olive qui chauffe depuis quelques minutes.
La maison se laisse alors envahir par l’odeur des épices, de la friture des oignons; par le chant de leur grésillement. Puis siffle la cocotte-minute, un appel au secours affolé; strident. Ta maman obtempère aussitôt; avec toutes les précautions nécessaires. Tu as peur des cocottes-minute, depuis que ta mère t’a mise en garde, allusions à des histoires d’explosion; depuis, tu imagines; et tu imagines le pire, forcément; sans oser t’approcher quand la cocotte exhale son dernier souffle, comme un vieillard agonisant. De loin, tu vois ta mère délivrer les lentilles de ce monstre sonore; mais elle ne jette pas l’eau qui a servi à la cuisson, elle en récupère des verres entiers avec des Aïe, aïe, aïe pour atténuer la brûlure qui lui saisit les doigts. Devant ton expression dégoûtée, elle proteste. Je ne cherche pas à faire des économies d’eau, même si ma foi… Mais c’est meilleur quand tu cuis le riz avec l’eau des lentilles.
Tu regardes ta maman avec fascination ; passant les lentilles au tamis du moulin à légumes; puis mélangeant la purée obtenue au riz cuit, aux oignons frits; et les remuant sans couper le feu; geste régulier; plus de cinq minutes; rajoutant de l’huile d’olive; au flair, comme elle dit; goûtant à l’aide d’une cuillère à café qu’elle met aussitôt dans l’évier; pour en prendre une autre au prochain essai; augmentant le sel; ou le poivre; selon; se tenant la hanche de la main libre. Tu apprends pour plus tard, quand tu seras maman à ton tour; parce que tu le seras un jour, forcément, n’est-ce pas, fillette?
Facile: 1 verre de lentilles, pour ½ verre de riz. Non, un peu moins d’un ½ verre de riz ! Plus 1 oignon. Les quantités de base. Mais tu ne fais jamais si peu! C’est pour retenir! Tu multiplies après, en gardant les proportions, compris? Plus, les épices, mais ça, c’est au flair! Et surtout l’huile d’olive à la fin. Quand tu éteins le feu! À la toute dernière minute, un filet d’huile d’olive! Tu verras, c’est ce qui donne du lustre au plat! Pas avant, l’huile, ok?
À la fin de la cuisson, le plat prend la couleur des lentilles; les grains de riz se couvrent d’une teinte marron, mais gardent leur forme oblongue, amalgamés au mélange. Passée au presse-légumes, la purée brûlante est aussitôt versée dans des assiettes plates. Parfois, ta mère récupère d’un doigt agile une égoutture avant sa chute sur le plan de travail; et en profite pour goûter sa Mjaddra, en faisant claquer la langue; de plaisir ou en réaction à la chaleur? Hum, ça va être bon! Et au moins c’est sain! Plein de protéines.
Quinze assiettes prêtes à la consommation, comme autant de soucoupes volantes prêtes au décollage, elles colonisent tables et étagères de la cuisine. Vous êtes huit, ta mère en prépare sept de plus au cas où ; on ne sait jamais. Au cas où le plat donnerait envie à un voisin de passage; ou pour un visiteur à l’improviste; ou pour se resservir; c’est excellent pour la santé! des lentilles!
En se refroidissant, une croûte recouvre la surface, tandis que l’intérieur reste tendre. Plusieurs fois par jour, tu retiens ton doigt que tu voudrais enfoncer dans la matière compacte et tendre. La Mjaddra se mange froide, mais certains l’aiment chaude. Tu y plonges une fourchette ou un coin de pita, pour une première bouchée, la meilleure; attentive à la jubilation de percer la couche, de détruire la perfection de cette étendue plane.
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