La Russie est-elle vraiment isolée?
©Les BRICS restent, et de loin, la plus importante tribune internationale de Vladimir Poutine.
Après l'invasion de l'Ukraine, les pays occidentaux ont décidé de faire plier la Russie en sanctionnant son économie et l'isolant du reste de la communauté internationale. Six mois après le début de la guerre, force est de constater que Moscou continue d'entretenir, sinon de renforcer, des relations avec d'autres nations. L'économie russe est, certes, privée de nombreuses ressources et débouchés, mais le pays s'accommode, tant bien que mal, des sanctions. Le Kremlin poursuit son offensive en Ukraine et occupe à présent 20% de son territoire. Aucun changement dans la rhétorique de Moscou n’est pour l’heure décelable: le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, estimait en juin dernier qu’il « est impossible d’isoler un pays aussi gigantesque que la Russie, surtout dans un monde globalisé ». Si les sanctions ont endommagé l’économie russe, elles ne parviendront pas à faire plier le Kremlin. La Russie est habituée aux sanctions et s’y est préparée. Elle dispose de nombreux partenaires commerciaux qui n’ont pas adhéré au boycott occidental, dont plusieurs grandes puissances, et continue de commercer avec l’Europe occidentale qui, pour l’heure, reste dépendante du gaz russe.

Dernier succès en date de la diplomatie russe, un partenariat énergétique signé avec l'Iran et une plus grande coopération avec la Turquie qui se pose en médiateur entre l'Occident et Moscou.

 

Le contraste entre la réunion du G7 (composée exclusivement de pays occidentaux) qui a eu lieu deux mois auparavant, et celle du G20 en Indonésie le mois dernier est saisissant. Lors de la première rencontre, les dirigeants s’étaient accordés sur la nécessité de créer un mécanisme « plafonnant le prix des hydrocarbures russes » de manière indirecte, notamment à travers les assurances maritimes.

Lors du G20, par contre, l’Indonésie a refusé de boycotter la Russie, tandis que les États membres se sont contentés d’exprimer lors de la réunion « leurs profondes inquiétudes à propos des conséquences humanitaires de la guerre », sans aucune décision concrète ni déclaration commune condamnant l'invasion russe.  

L'isolation de la Russie, principale arme de l’Occident pour mettre fin à la guerre, ne semble pas avoir pris en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Le continent africain, autrefois chasse gardée des Occidentaux, constitue un exemple frappant de cet échec relatif: seuls 28 pays africains sur 54 avaient voté en faveur de la résolution condamnant l’invasion russe de l’Ukraine, de nombreux poids lourds comme l’Algérie, le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Éthiopie ayant préféré l’abstention.

L'Inde, autre poids lourd mondial, a refusé de condamner l'invasion russe de l'Ukraine

Lors de sa visite en Égypte le 24 juillet dernier, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a pu mettre en avant la coopération bilatérale « excellente » avec Le Caire, notamment à travers les exportations de céréales russes en Égypte et le lancement du chantier de la première centrale nucléaire égyptienne, construite par Moscou. Il s’agissait de la première étape d’une tournée diplomatique durant laquelle il s’est rendu en Éthiopie, Ouganda, et en République démocratique du Congo.

Même son de cloche du côté des « BRICS », dont trois des quatre membres se sont abstenus de soutenir la résolution condamnant l'agression russe aux Nations-Unies. Le Brésil, seul pays qui a voté en faveur du texte, a néanmoins exprimé son opposition aux sanctions occidentales. Quant aux pays du Golfe, ils restent liés à la Russie par des accords au sein de l'Opep+, qui fixent les quotas de production du brut, et donc, par ricochet, les prix du pétrole sur les marchés. Les monarchies pétrolières ont pour l’heure refusé de s'impliquer directement dans le jeu des sanctions ou de choisir explicitement le camp occidental dans le conflit ukrainien.

Poutine peut compter sur le soutien affiché de Xi Jinping, avec qui il partage sa rivalité avec l'Occident.

Par ailleurs, les pays « du Sud » se sont majoritairement refusés à s’opposer tous azimuts à Moscou, et ont adopté une position d'équilibriste. Celle-ci leur permet de préserver leurs liens économiques et commerciaux avec l’Occident, mais aussi leur coopération énergétique et sécuritaire avec la Russie. C’est le cas de l’Inde et l’Iran, qui sont de grands importateurs d’armements russes.
Une économie affaiblie, mais encore viable

Peu après le début de l’invasion russe de l'Ukraine, le ministre français de l’Economie, Bruno le Maire, disait vouloir « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », afin de « provoquer l’effondrement de l’économie russe. »

Certains résultats spectaculaires des sanctions ont été avancés par les gouvernements occidentaux, comme preuves de leur efficacité: blocage de 300 milliards de dollars appartenant à la Banque centrale russe, contraction de la production pétrolière russe de 17%, effondrement de la production automobile et réduction des importations technologiques, inflation de 15,9% sur un an etc.

Les monarchies pétrolières du Golfe ont gardé une neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine, même si l'aigle américain fronçait fortement les sourcils. Sur cette photo, le président Poutine recevant un faucon offert par MBZ.

Le FMI estime cependant dans son dernier rapport que « l’économie russe devrait être moins pénalisée par les sanctions que prévu ». En effet, le PIB se contractera de 6% en 2022, soit moins que les 8.5% auxquels s’attendait l’organisation en avril. Le chômage est à son plus bas historique, soit 3.9% de la population active. Quant au cours du rouble russe, il a fini par se stabiliser après des mouvements de yoyos, résultat des achats massifs de la monnaie nationale par la Banque centrale. Celle-ci avait, en effet, stocké plusieurs centaines de milliards de devises étrangères depuis des années.


Pire encore, plusieurs observateurs parlent d’un retour de bâton pour les pays occidentaux, qui connaissent une dévaluation de l’euro suivie d'une augmentation des prix qui, conjuguée à une croissance faible, voire nulle, rappelle la « stagflation » des années 70. Crise du pouvoir d’achat et inquiétudes quant à l’approvisionnement énergétique figurent à la tête des préoccupations des Européens, ce qui pourrait, sur le long terme, fissurer l'unité de leur front face à Moscou.

Les divisions au sein de la communauté internationale affaiblissent ainsi le dispositif des sanctions décrétées par l’Europe et les États-Unis. Elle offre des opportunités évidentes à Moscou pour réorienter son commerce vers des pays neutres ou alliés, et éventuellement pénétrer les marchés occidentaux à travers leurs intermédiaires.

Ainsi, l’Inde a fortement accru ses importations de pétrole russe: elles atteignent 600.000 barils par jour, contre 90.000 avant la crise. La raison est simple: les raffineries indiennes acquièrent du pétrole russe à prix cassé (95 dollars le baril contre 119 sur les marchés internationaux), pour ensuite le réexporter vers l’Europe à prix fort. Ces profits, colossaux pour l’industrie indienne, se font au détriment du consommateur européen qui voit sa facture énergétique flamber.

De même, la Chine a augmenté ses importations de pétrole et de gaz russe à prix réduit. Ainsi, l’Asie a dépassé l’Europe en tant que principal client de pétrole russe pour la première fois en avril 2022. La Russie, menacée sur les marchés occidentaux, se tourne massivement vers la clientèle d’Asie, menant une guerre des prix qui rend ses produits plus compétitifs que par le passé.

Un autre effet pervers des sanctions occidentales, le véritable système de commerce et de paiements internationaux parallèles en cours d'établissement sous l’égide de Moscou, Pékin et New Delhi. On peut mentionner l’usage du yuan au lieu du dollar dans les transactions internationales, l’élaboration d’un dispositif de paiements concurrent au système SWIFT, ou encore le projet International North–South Transport, qui permettra d’interconnecter les ports de la Russie, de l’Iran et de l’Inde.

La faille la plus évidente dans le dispositif de sanctions se situe, en réalité, au cœur même de l’Europe: sur les 97 milliards de dollars que la Russie a reçu en échange des exportations d’énergie au cours des 100 premiers jours de la guerre en Ukraine, 59 milliards provenaient de l’Union européenne. L'UE, dont 45% des importations de gaz naturel proviennent de la Russie, n’a pour l’heure pas réussi à trouver une alternative au gaz russe.



Les quelques accords signés avec de nouveaux fournisseurs, comme le Qatar, l'Azerbaïdjan, l'Algérie ou Israël, tarderont à se concrétiser pour des raisons techniques évidentes. Le transport du gaz requiert la construction de gazoducs, de terminaux gaziers équipés pour déliquéfier le gaz et, bien sûr, une flotte de méthaniers géants pour le moment indisponible.
Des sanctions inefficaces dans le cas russe

Ces sanctions, incomplètes et unilatérales en l’absence d’un vote du Conseil de sécurité pour les entériner, ont en réalité un but politique bien précis. Davantage que de mettre la Russie à genoux, il s’agit pour les pays occidentaux d’exprimer leur opposition à Moscou sans pour autant se lancer dans un conflit militaire.

En ce sens, la sanction permet d’affirmer son attachement à des valeurs, exprimer son mécontentement de façon officielle, et éviter l’usage de la force. Elle constitue une alternative moins coûteuse que l’intervention militaire, tout en permettant aux États de ne pas être accusés d’« impuissance ».

L’histoire a démontré que les sanctions visant à faire tomber un régime politique en peu de temps n’ont pas rempli leur objectif : le régime des mollahs est toujours au pouvoir en Iran, les sanctions n’ont pas fait tomber les Castro à Cuba, la dynastie des Kim en Corée du Nord, Saddam Hussein en Irak, ou Nicolas Maduro au Venezuela.

Au contraire, en provoquant la crise économique et la pénurie, les sanctions ont tendance à renforcer la capacité de l’État central à contrôler la population à travers la distribution des biens de première nécessité. Elles provoquent une accentuation de l’émigration, elles touchent essentiellement la classe moyenne, et affaiblissent les organisations non gouvernementales qui comptent souvent sur des financements étrangers.

Le cas sud-africain, dont le régime d’apartheid est tombé en partie grâce aux sanctions internationales, comporte une différence fondamentale avec la situation actuelle: il existait un consensus mondial sur le boycott du régime, qui s’est retrouvé sans partenaire commercial et stratégique.

Il paraît probable que, si les sanctions vont endommager l’économie russe, elles ne parviendront pas à faire plier le Kremlin. Pays autosuffisant au niveau agricole et énergétique, la Russie est habituée aux sanctions et s’y est préparée. Elle dispose de nombreux partenaires commerciaux qui n’ont pas adhéré au boycott occidental, dont plusieurs grandes puissances, et continue de commercer avec l’Europe occidentale qui est pour l’heure dépendante du gaz russe.

Enfin, son régime politique autoritaire réduit considérablement les possibilités de pression par l’opinion publique, nourrie par le discours officiel qui affirme que la gloire de la Russie est plus important que la prospérité économique.
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