Tiré de l'ouvrage collectif Beyrouth Mon Amour, ce texte poignant a été écrit par Joëlle Hajjar en hommage à son ami Jean-Marc Bonfils tué dans l'immonde explosion du port de Beyrouth. Fanny Ardant a prêté sa voix à ce texte à la demande de Joëlle qui lui a adressé une requête à laquelle elle a répondu contre toute attente : "Oui".
Le dernier post de Jean-Marc Bonfils sur Facebook est une vidéo prise depuis sa terrasse: celle de l'incendie qui s'était déclenché au port de Beyrouth, juste avant la deuxième explosion qui lui sera fatale.
NON.
NON, ton corps ne retombera pas.
Je choisis de figer dans un intervalle de temps l’image de ton corps porté par le souffle furieux de l’explosion qui a défoncé ta cuisine et t’a soulevé comme une feuille de papier. Comme dans Thelma et Louise, lorsque Ridley Scott décide dans la scène finale, de faire un arrêt sur image sur la Thunderbird bleue figée sur un fond de ciel radieux au-dessus du précipice, je VEUX une fin ouverte !
Je te vois alors, suspendu dans le ciel de ton appartement. Ton corps dessine un arc de cercle inversé et les yeux fermés, tu flottes en apesanteur sur La Chevauchée des Walkyries. Je sais que tu n’aimais pas beaucoup Wagner mais je trouve dans cet air la bonne proportion de sublime et de tragique. Les morceaux de verre ne lacèrent pas ton corps, mais au contact de ta peau ils se désintègrent en millions de grains étincelants qui viennent le sertir de lumière. NON, ta tête ne s’écrasera pas contre les placards de ta cuisine. Elle ne baignera pas dans la flaque de sang dans laquelle on t’a retrouvé. Le sang ne noiera pas ton cerveau plein d’images, de poésie et de musique. Tu ne resteras pas trois heures dans la solitude de l’agonie avant que Ghassan ne vienne dégager ton corps pris dans les griffes des meubles agglutinés comme par un aimant, au milieu de ta maison.
Le téléphone a longtemps sonné dans le vide. Et puis la batterie s’est tarie et pour toute réponse une mélodie atonale s’est mise à jouer de manière machinale. Je suis sûre que celui qui l’a composée est un homme sans cœur. Quelqu’un qui met des points finaux sur tout. Qui vous dit : allez voir ailleurs si j’y suis. Là, je n’y suis pas. Mais toi, tu y étais encore. Les agents de la défense civile, qui avaient ratissé plusieurs fois les étages, avaient dénombré trois victimes dans l’immeuble. Peut-être avaient-ils conclu que trois victimes c’était un chiffre déjà raisonnable, que c’était déjà assez pour un même bâtiment. Alors sous le déluge des piscines éventrées qui se déversaient dans les ténèbres de la cage d’escalier, dans l’encombrement des câbles électriques qui pendaient du plafond comme des boyaux, nous sommes montés te chercher, te trouver, te sortir de cet enfer atomique. Ton cœur battait encore.
Quelques jours plus tard, je suis entrée dans ton appartement pour aider ta sœur à ranger ta vie dans des cartons. Je me suis sentie si impudique d’ouvrir tes armoires, de toucher tes habits, de disposer de ton intimité comme si tu étais mort. C’était donc vrai ! Cet espoir incongru que ce fut un mauvais rêve ou un mauvais tour, pour pleurer ou même pour rire, se désagrégeait dans une douleur brûlante. La vaisselle que j’emballais dans du papier bulle pour éviter qu’elle ne se casse t’avait survécu. Elle avait stoïquement résisté à l’onde de choc pourtant si terrible, si dévastatrice. Comme les insectes qui survivent à l’impact exterminateur d’un météorite, les petites tasses et les petites assiettes étaient intactes, prêtes à reprendre leur petite vie utilitaire de petites tasses et de petites assiettes, là où elles l’avaient laissée... Alors, pourquoi tout ce papier bulle ?
Hagarde je me déplaçais avec des pas égarés, dans cet espace qui avait connu une vie si ample et si dense, et qui désormais était si désert et si désolé. Je sentais mon être en creux, et ta présence ou ton absence, je ne sais plus, s’inscrivait dans ce creux. Alors, par défaut, j’ai caressé tes livres, j’ai glissé le bout de mes doigts sur les trois mille disques classés par ordre alphabétique, avec un étrange sentiment d’obsolescence : Gould, Kempff, Oïstrakh, Rubinstein… Je les réconfortais de la perte de l’oreille absolue qui les recevait, en marmonnant des mots insignifiants, des onomatopées. À l’abri des regards, j’ai froissé tes chemises dans mes mains, j’ai respiré tes vêtements, j’ai recherché ton parfum dans un dernier adieu charnel.
Par l’encadrement de la chambre, devant ton lit si terriblement vide, j’ai contemplé le port de Beyrouth qui exhibait ses restes comme une charogne calcinée. Les ondulations de la tôle déformée des entrepôts et la silhouette décharnée des silos gardaient la trace du passage de ce Léviathan surgi des eaux, qui a fouetté de sa queue immonde le port et les maisons de Beyrouth, avant d’aspirer dans sa grande gueule ouverte les fenêtres, les meubles, les livres, les draps, les membres, les corps de ses milliers de proies et de les fracasser sur le bitume fumant, ou contre les placards des cuisines….
Le dernier post de Jean-Marc Bonfils sur Facebook est une vidéo prise depuis sa terrasse: celle de l'incendie qui s'était déclenché au port de Beyrouth, juste avant la deuxième explosion qui lui sera fatale.
NON.
NON, ton corps ne retombera pas.
Je choisis de figer dans un intervalle de temps l’image de ton corps porté par le souffle furieux de l’explosion qui a défoncé ta cuisine et t’a soulevé comme une feuille de papier. Comme dans Thelma et Louise, lorsque Ridley Scott décide dans la scène finale, de faire un arrêt sur image sur la Thunderbird bleue figée sur un fond de ciel radieux au-dessus du précipice, je VEUX une fin ouverte !
Je te vois alors, suspendu dans le ciel de ton appartement. Ton corps dessine un arc de cercle inversé et les yeux fermés, tu flottes en apesanteur sur La Chevauchée des Walkyries. Je sais que tu n’aimais pas beaucoup Wagner mais je trouve dans cet air la bonne proportion de sublime et de tragique. Les morceaux de verre ne lacèrent pas ton corps, mais au contact de ta peau ils se désintègrent en millions de grains étincelants qui viennent le sertir de lumière. NON, ta tête ne s’écrasera pas contre les placards de ta cuisine. Elle ne baignera pas dans la flaque de sang dans laquelle on t’a retrouvé. Le sang ne noiera pas ton cerveau plein d’images, de poésie et de musique. Tu ne resteras pas trois heures dans la solitude de l’agonie avant que Ghassan ne vienne dégager ton corps pris dans les griffes des meubles agglutinés comme par un aimant, au milieu de ta maison.
Le téléphone a longtemps sonné dans le vide. Et puis la batterie s’est tarie et pour toute réponse une mélodie atonale s’est mise à jouer de manière machinale. Je suis sûre que celui qui l’a composée est un homme sans cœur. Quelqu’un qui met des points finaux sur tout. Qui vous dit : allez voir ailleurs si j’y suis. Là, je n’y suis pas. Mais toi, tu y étais encore. Les agents de la défense civile, qui avaient ratissé plusieurs fois les étages, avaient dénombré trois victimes dans l’immeuble. Peut-être avaient-ils conclu que trois victimes c’était un chiffre déjà raisonnable, que c’était déjà assez pour un même bâtiment. Alors sous le déluge des piscines éventrées qui se déversaient dans les ténèbres de la cage d’escalier, dans l’encombrement des câbles électriques qui pendaient du plafond comme des boyaux, nous sommes montés te chercher, te trouver, te sortir de cet enfer atomique. Ton cœur battait encore.
Quelques jours plus tard, je suis entrée dans ton appartement pour aider ta sœur à ranger ta vie dans des cartons. Je me suis sentie si impudique d’ouvrir tes armoires, de toucher tes habits, de disposer de ton intimité comme si tu étais mort. C’était donc vrai ! Cet espoir incongru que ce fut un mauvais rêve ou un mauvais tour, pour pleurer ou même pour rire, se désagrégeait dans une douleur brûlante. La vaisselle que j’emballais dans du papier bulle pour éviter qu’elle ne se casse t’avait survécu. Elle avait stoïquement résisté à l’onde de choc pourtant si terrible, si dévastatrice. Comme les insectes qui survivent à l’impact exterminateur d’un météorite, les petites tasses et les petites assiettes étaient intactes, prêtes à reprendre leur petite vie utilitaire de petites tasses et de petites assiettes, là où elles l’avaient laissée... Alors, pourquoi tout ce papier bulle ?
Hagarde je me déplaçais avec des pas égarés, dans cet espace qui avait connu une vie si ample et si dense, et qui désormais était si désert et si désolé. Je sentais mon être en creux, et ta présence ou ton absence, je ne sais plus, s’inscrivait dans ce creux. Alors, par défaut, j’ai caressé tes livres, j’ai glissé le bout de mes doigts sur les trois mille disques classés par ordre alphabétique, avec un étrange sentiment d’obsolescence : Gould, Kempff, Oïstrakh, Rubinstein… Je les réconfortais de la perte de l’oreille absolue qui les recevait, en marmonnant des mots insignifiants, des onomatopées. À l’abri des regards, j’ai froissé tes chemises dans mes mains, j’ai respiré tes vêtements, j’ai recherché ton parfum dans un dernier adieu charnel.
Par l’encadrement de la chambre, devant ton lit si terriblement vide, j’ai contemplé le port de Beyrouth qui exhibait ses restes comme une charogne calcinée. Les ondulations de la tôle déformée des entrepôts et la silhouette décharnée des silos gardaient la trace du passage de ce Léviathan surgi des eaux, qui a fouetté de sa queue immonde le port et les maisons de Beyrouth, avant d’aspirer dans sa grande gueule ouverte les fenêtres, les meubles, les livres, les draps, les membres, les corps de ses milliers de proies et de les fracasser sur le bitume fumant, ou contre les placards des cuisines….
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