L’éditorial - Les sourds de la République
Afin de ne jamais oublier, et pour sans cesse réclamer des comptes afin que justice soit faite, nous rappellerons sans répit cette déchirante réalité: pendant près de sept ans, et malgré les mises en garde répétées, lancées au fil des années par certains officiers et hauts fonctionnaires conscients du danger, aucun responsable officiel dans les plus hautes sphères du pouvoir, aucune autorité concernée, n’a jamais rien entrepris pour épargner à la population l’une des plus grandes tragédies qu’ait connues le Liban, provoquant en seulement quelques minutes 224 morts, plus de 7.500 blessés, et dévastant nombre de quartiers résidentiels et commerciaux de la capitale.

Face à une telle tragédie, l’on ne peut s’empêcher, à l’instar d’Émile Zola en 1898, de crier haut et fort notre colère, notre révolte, et de nous inspirer du célèbre «J’accuse» de l’écrivain français pour stigmatiser un mal chronique dont pâtit le Liban depuis des décennies…

Force est de relever que le comportement – à différents échelons du pouvoir –  qui a abouti, sous le poids de la négligence, à la double explosion apocalyptique du 4 août 2020 est emblématique d’un état d’esprit général qui induit un profond dysfonctionnement dans la gestion de la chose publique. Dans le cas spécifique du cataclysme dont nous commémorons aujourd’hui le second anniversaire, la population a payé le lourd prix d’un effroyable enchainement de conduites irresponsables, de manquement au devoir, de complicité, et surtout de soumission à un fait accompli milicien (celui du Hezbollah) dont l’ombre tentaculaire n’en finit pas d’inhiber toute la machine de l’État, à commencer par le haut de l’échelle.

Un tel laxisme souvent transformé en mode de gouvernance – ou plutôt de non-gouvernance – n’est pas nouveau au Liban. Il est caractéristique d’une posture largement répandue qui mine depuis des décennies l’exercice du pouvoir et le fonctionnement des administrations publiques. Le président Fouad Chéhab n’avait-il pas qualifié, dans les années 1960 déjà, certains hauts responsables officiels de «fromagistes» pour dénoncer leur mentalité honteusement mercantile?

Le fondateur du quotidien L’Orient, Georges Naccache, s’élevait de son côté, dans un éditorial daté du 10 mars 1949, contre le «délabrement mortel» des quartiers de Beyrouth et «la pourriture de l’administration». Comme un indice précurseur de ce qui ne fera qu’empirer au fil des années jusqu’à atteindre son apogée dans le contexte actuel, il ira jusqu’à souligner que «ce que l’on appelle l’État n’est plus que cette immonde foire ouverte aux plus insolentes entreprises des aventuriers qui ont mis au pillage les biens de la nation». Un éditorial d’une brûlante actualité en ce 4 août 2022! Le 28 août 1928, Georges Naccache dénonçait aussi, déjà à cette époque, les pratiques du pouvoir, déplorant que «le sens de la collectivité, les notions les plus élémentaires de civisme font complètement défaut».


Une telle inhibition du sens des responsabilités et le peu de souci manifesté à l’égard de l’intérêt supérieur de la collectivité sont restés un phénomène purement interne, donc surmontable et gérable, jusqu’à l’émergence du Hezbollah. La ligne de conduite du parti pro-iranien a constitué alors un facteur externe qui a amplifié et décuplé cet état d’esprit instaurant le «laisser-faire» et la négligence en «doctrine» pour la gestion des affaires publiques.

Instrument privilégié de la politique expansionniste des pasdarans iraniens dans la région, le «parti de Dieu» place toute sa stratégie d’action au service d’une puissance régionale. De ce fait, les considérations libanaises purement locales comptent très peu pour lui, voire pas du tout, devant les grands enjeux géostratégiques de Téhéran.

Il en résulte que dans le but de pouvoir accomplir en toute quiétude sa mission régionale, le parti chiite a entrepris d’étendre son ombre sur les différents échelons du pouvoir afin d’imposer son tempo à la vie publique. Cela expliquerait qu’il se devait d’entretenir le flou sur les circonstances de l’importation de cette funeste cargaison de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium. Cela permet aussi de comprendre pourquoi il a interdit pendant près de sept ans tout accès à l’entrepôt numéro 12. Raison d’État iranienne oblige…

L’ensemble des grands commis de l’État ont été dans un tel contexte conditionnés dans leur comportement au niveau de l’exercice de leurs fonctions de manière à faciliter la mise en place du projet du Hezbollah. Rien d’étonnant donc que les ministres concernés, les hauts fonctionnaires, certains juges, et même le président de la République et le Premier ministre en place aient bouché leurs oreilles pendant sept ans pour éviter d’entendre les mises en garde adressées au fil des années par plusieurs officiers supérieurs et hauts fonctionnaires qui cherchaient à attirer l’attention sur le grave danger qui planait sur le secteur du Port et les quartiers voisins. La dernière de ces mises en garde a été transmise deux semaines avant le drame, soit le 20 juillet, au président de la République et au Premier ministre de l’époque. Mais il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Surtout lorsque les serviteurs du Guide suprême de la République islamique iranienne sont résolument aux aguets…
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