Le mot résilience fait désormais partie du lexique libanais. Ce mot devenu «passe-partout» est mariné à toutes les sauces, voire galvaudé à l’envi. David Sahyoun, psychanalyste, répond aux questions d’Ici Beyrouth.
Quelle est la définition du mot résilience et dans quelles situations précises peut-on réellement en parler?
On peut en donner la définition suivante: c’est la capacité acquise d’un sujet qui, dans une situation précise et grâce à un ensemble de facteurs, parvient à surmonter les traumatismes et le tragique qu’il rencontre dans son existence, engageant par la suite une reconstruction psychique, physique, sociale, professionnelle, etc.
Il faut insister sur les termes de capacité acquise. On entend souvent par exemple dire d’un sujet qu’il est résilient. Ce n’est pas une donnée innée, c’est une disposition qu’il a pu développer grâce au soutien reçu de son environnement. On peut aussi définir la résilience comme un processus de rétablissement mis en mouvement lorsque des événements particulièrement graves et inattendus s’abattent sur un sujet. Il faut souligner qu’il est nécessaire que ce processus soit favorisé dès l’enfance avec le soutien fondamental des véritables liens affectifs sécurisants qui ont pu être tissés entre l’enfant et ses parents, liens qui l’aideront à mieux affronter les événements pénibles qu’il ne manquera pas de rencontrer dans son existence. Il faut constamment rappeler aux parents libanais leur fâcheuse tendance à vouloir «protéger» leur enfant, en affirmant leur souci de le mettre à l’abri des situations pénibles telles que, par exemple, les évènements graves, les maladies ou décès en famille. En se faisant, ils ne font que l’infantiliser et le fragiliser face aux adversités de l’existence. Il est toujours préférable de dire la vérité à l’enfant et d’être attentif à ses conséquences sur sa personne.
Il ne faut pas non plus idéaliser ce terme que B. Cyrulnik qualifie de «merveilleux», alors que l’apprentissage de la résilience est fait de grandes souffrances vécues différemment par chaque enfant, adolescent ou adulte. De plus, on n’est pas résilient dans toutes les situations, les fragilités demeurent latentes et l’imprévisibilité gouverne notre existence.
Qui est résilient au Liban? Ceux dont le quotidien n’a pas été affecté par la terrible crise économique ou ceux qui triment pour assurer à grand-peine leur gagne-pain?
Au Liban et depuis quelques années déjà, nous évoluons dans un environnement traumatogène. Certains ont développé des mécanismes pour ignorer cette réalité au point que cela est devenu une part intrinsèque de leur fonctionnement, comme si vivre dans les conditions insupportables qui nous sont imposées est devenu chose normale. Envahis par un sentiment d’impuissance à voir changer leurs conditions de vie, beaucoup ont pratiquement accepté de se résigner à vivre avec cet environnement traumatique. De temps en temps, un événement particulièrement inquiétant se produit, tel l’effondrement des silos il y a quelques jours, pour nous faire reprendre conscience de cette mémoire traumatisée en nous et ranimer les séquelles laissées par les séries d’accidents passés.
Il est difficile de généraliser le terme de résilience à l’ensemble des Libanais.
On peut sans doute qualifier de résilients ceux qui, dans les conditions invivables actuelles, œuvrent en silence, en taisant leur douleur, pour assurer une vie plus ou moins décente à leur famille, ceux qui portent un masque pour cacher les signes de dépression qui contractent leurs tripes et peuplent leurs cauchemars, ceux qui, sans eau, sans pain, sans électricité, sans ce minimum vital qu’un État se doit d’assurer à ses citoyens, se débrouillent avec la conscience ulcérée de privations continuelles, ceux qui sont les victimes de l’injustice délibérée et qui continuent de lutter en tentant de s’accrocher à un espoir qu’ils savent illusoire, ceux qui se bouchent le nez pour ne pas sentir l’odeur pestilentielle qui se dégage de la pourriture d’une classe politique insensible à sa propre décrépitude, ceux qui ont perdu toutes leurs économies dérobées cyniquement et qui vivent la rage au cœur, ceux qui sont malades et qui n’ont pas les moyens d’acheter des médicaments ou de se faire hospitaliser, ceux qui se lèvent chaque matin avec le désir de mettre fin à leurs souffrances et qui, néanmoins, font semblant de continuer à vivre en offrant un pauvre visage ravagé prématurément, ceux qui endurent les séquelles psychiques et physiques des nombreux traumas subis, ravivés douloureusement en ce 4 août 2022, ceux qui, quotidiennement, vivent mille morts dans un pays agonisant et n’ont que la résignation comme perspective, et j’en oublie probablement.
En revanche, il est très difficile de qualifier de résilients ceux qui étalent avec indécence les signes de leur aisance matérielle dans les lieux publics, obnubilés par leur recherche de la fête, du plaisir et de la jouissance à tout prix, dans une absence d’empathie avec ceux qui manquent affreusement du minimum vital et qui vivent humblement de la solidarité de généreuses organisations.
La «résilience» est un mot très couramment utilisé au Liban. Par quel autre faudrait-il le remplacer et pourquoi?
Il est vrai que c’est un terme qui est devenu une sorte de fourre-tout, utilisé dans tous les domaines, établi comme une sorte d’exigence à laquelle personne ne doit se soustraire, un impératif économique, médical, psychologique, social, une norme à laquelle tout individu se doit moralement de se conformer, une sorte d’idéal supérieur qu’il doit atteindre pour prouver son droit à l’existence, une sorte d’immunité acquise contre les aléas de l’existence, une aptitude que les tests doivent confirmer. Le résilient est devenu le super héros des temps modernes, celui qui, en se soumettant aux normes, réalise le rêve des décideurs et facilite leur emprise économique, sociale, politique ou psychologique sur l’individu.
À quel prix devient-on résilient? Que sait-on de l’enfer psychique interne que certains doivent endurer pour correspondre à cette nouvelle norme? Et qu’en est-il de ceux qui échouent à développer ce que certains appellent une «interactivité résiliogène» recommandée comme panacée aux parents et aux enseignants dans leurs objectifs pédagogiques et promotionnée par la pléthore de coaches en tout genre? Faut-il les mépriser, les considérer comme des handicapés de la vie ou des sous-êtres humains?
Élever le terme de résilience au niveau d’une norme élimine notre compréhension du monde inconscient, intrapsychique d’un être humain complexe, en proie aux difficiles luttes internes pour se reconstruire après un traumatisme et risque de nous faire rejeter ceux qui n’y parviennent pas, tout en ignorant le rôle de l’environnement, d’abord familial, dans cet échec.
Au risque de me répéter, et dans le but de comprendre ce qui se passe à l’intérieur du psychisme traumatisé d’un sujet et afin de lui proposer une aide appropriée, on ne peut éviter de s’interroger d’abord sur son intériorisation des imagos parentales : ont-elles été suffisamment sécurisantes, bienveillantes, encourageant séparation, indépendance et autonomie ? Dans ce cas, elles auront favorisé les chances, chez l’adolescence et le futur adulte, du déploiement de réelles capacités de résistance aux difficultés et de leur dépassement. Dans le cas contraire, elles auront abouti à fragiliser ce sujet et à entraver ses élans pour se reconstruire après un drame.
Quelle est la définition du mot résilience et dans quelles situations précises peut-on réellement en parler?
On peut en donner la définition suivante: c’est la capacité acquise d’un sujet qui, dans une situation précise et grâce à un ensemble de facteurs, parvient à surmonter les traumatismes et le tragique qu’il rencontre dans son existence, engageant par la suite une reconstruction psychique, physique, sociale, professionnelle, etc.
Il faut insister sur les termes de capacité acquise. On entend souvent par exemple dire d’un sujet qu’il est résilient. Ce n’est pas une donnée innée, c’est une disposition qu’il a pu développer grâce au soutien reçu de son environnement. On peut aussi définir la résilience comme un processus de rétablissement mis en mouvement lorsque des événements particulièrement graves et inattendus s’abattent sur un sujet. Il faut souligner qu’il est nécessaire que ce processus soit favorisé dès l’enfance avec le soutien fondamental des véritables liens affectifs sécurisants qui ont pu être tissés entre l’enfant et ses parents, liens qui l’aideront à mieux affronter les événements pénibles qu’il ne manquera pas de rencontrer dans son existence. Il faut constamment rappeler aux parents libanais leur fâcheuse tendance à vouloir «protéger» leur enfant, en affirmant leur souci de le mettre à l’abri des situations pénibles telles que, par exemple, les évènements graves, les maladies ou décès en famille. En se faisant, ils ne font que l’infantiliser et le fragiliser face aux adversités de l’existence. Il est toujours préférable de dire la vérité à l’enfant et d’être attentif à ses conséquences sur sa personne.
Il ne faut pas non plus idéaliser ce terme que B. Cyrulnik qualifie de «merveilleux», alors que l’apprentissage de la résilience est fait de grandes souffrances vécues différemment par chaque enfant, adolescent ou adulte. De plus, on n’est pas résilient dans toutes les situations, les fragilités demeurent latentes et l’imprévisibilité gouverne notre existence.
Qui est résilient au Liban? Ceux dont le quotidien n’a pas été affecté par la terrible crise économique ou ceux qui triment pour assurer à grand-peine leur gagne-pain?
Au Liban et depuis quelques années déjà, nous évoluons dans un environnement traumatogène. Certains ont développé des mécanismes pour ignorer cette réalité au point que cela est devenu une part intrinsèque de leur fonctionnement, comme si vivre dans les conditions insupportables qui nous sont imposées est devenu chose normale. Envahis par un sentiment d’impuissance à voir changer leurs conditions de vie, beaucoup ont pratiquement accepté de se résigner à vivre avec cet environnement traumatique. De temps en temps, un événement particulièrement inquiétant se produit, tel l’effondrement des silos il y a quelques jours, pour nous faire reprendre conscience de cette mémoire traumatisée en nous et ranimer les séquelles laissées par les séries d’accidents passés.
Il est difficile de généraliser le terme de résilience à l’ensemble des Libanais.
On peut sans doute qualifier de résilients ceux qui, dans les conditions invivables actuelles, œuvrent en silence, en taisant leur douleur, pour assurer une vie plus ou moins décente à leur famille, ceux qui portent un masque pour cacher les signes de dépression qui contractent leurs tripes et peuplent leurs cauchemars, ceux qui, sans eau, sans pain, sans électricité, sans ce minimum vital qu’un État se doit d’assurer à ses citoyens, se débrouillent avec la conscience ulcérée de privations continuelles, ceux qui sont les victimes de l’injustice délibérée et qui continuent de lutter en tentant de s’accrocher à un espoir qu’ils savent illusoire, ceux qui se bouchent le nez pour ne pas sentir l’odeur pestilentielle qui se dégage de la pourriture d’une classe politique insensible à sa propre décrépitude, ceux qui ont perdu toutes leurs économies dérobées cyniquement et qui vivent la rage au cœur, ceux qui sont malades et qui n’ont pas les moyens d’acheter des médicaments ou de se faire hospitaliser, ceux qui se lèvent chaque matin avec le désir de mettre fin à leurs souffrances et qui, néanmoins, font semblant de continuer à vivre en offrant un pauvre visage ravagé prématurément, ceux qui endurent les séquelles psychiques et physiques des nombreux traumas subis, ravivés douloureusement en ce 4 août 2022, ceux qui, quotidiennement, vivent mille morts dans un pays agonisant et n’ont que la résignation comme perspective, et j’en oublie probablement.
En revanche, il est très difficile de qualifier de résilients ceux qui étalent avec indécence les signes de leur aisance matérielle dans les lieux publics, obnubilés par leur recherche de la fête, du plaisir et de la jouissance à tout prix, dans une absence d’empathie avec ceux qui manquent affreusement du minimum vital et qui vivent humblement de la solidarité de généreuses organisations.
La «résilience» est un mot très couramment utilisé au Liban. Par quel autre faudrait-il le remplacer et pourquoi?
Il est vrai que c’est un terme qui est devenu une sorte de fourre-tout, utilisé dans tous les domaines, établi comme une sorte d’exigence à laquelle personne ne doit se soustraire, un impératif économique, médical, psychologique, social, une norme à laquelle tout individu se doit moralement de se conformer, une sorte d’idéal supérieur qu’il doit atteindre pour prouver son droit à l’existence, une sorte d’immunité acquise contre les aléas de l’existence, une aptitude que les tests doivent confirmer. Le résilient est devenu le super héros des temps modernes, celui qui, en se soumettant aux normes, réalise le rêve des décideurs et facilite leur emprise économique, sociale, politique ou psychologique sur l’individu.
À quel prix devient-on résilient? Que sait-on de l’enfer psychique interne que certains doivent endurer pour correspondre à cette nouvelle norme? Et qu’en est-il de ceux qui échouent à développer ce que certains appellent une «interactivité résiliogène» recommandée comme panacée aux parents et aux enseignants dans leurs objectifs pédagogiques et promotionnée par la pléthore de coaches en tout genre? Faut-il les mépriser, les considérer comme des handicapés de la vie ou des sous-êtres humains?
Élever le terme de résilience au niveau d’une norme élimine notre compréhension du monde inconscient, intrapsychique d’un être humain complexe, en proie aux difficiles luttes internes pour se reconstruire après un traumatisme et risque de nous faire rejeter ceux qui n’y parviennent pas, tout en ignorant le rôle de l’environnement, d’abord familial, dans cet échec.
Au risque de me répéter, et dans le but de comprendre ce qui se passe à l’intérieur du psychisme traumatisé d’un sujet et afin de lui proposer une aide appropriée, on ne peut éviter de s’interroger d’abord sur son intériorisation des imagos parentales : ont-elles été suffisamment sécurisantes, bienveillantes, encourageant séparation, indépendance et autonomie ? Dans ce cas, elles auront favorisé les chances, chez l’adolescence et le futur adulte, du déploiement de réelles capacités de résistance aux difficultés et de leur dépassement. Dans le cas contraire, elles auront abouti à fragiliser ce sujet et à entraver ses élans pour se reconstruire après un drame.
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