4 août: mourir ou vivre submergé par la honte
La honte. Un des pires sentiments que l’on puisse ressentir. De simples choses nous contrarient. Un embouteillage, la canicule ou encore manger froid. Cette honte devient ô combien douloureuse face aux malheurs des autres.

J’ai énormément perdu en ce funeste 4 août 2020. J’ai perdu une maison et des biens. J’ai perdu mon fils quelques instants avant de le retrouver sain et sauf. Mon balcon donne désormais sur la pire scène de l’histoire du Liban. Comme j’ai honte lorsque je me plains de mes pertes face à ceux qui ont perdu leur seul être cher, leur mère, leur père ou leur enfant.

Comme j’ai honte lorsque je vois les familles des victimes dans la rue, devant un ministère ou aux portes d’un responsable, arborant les portraits de leurs disparus, scandant la voix et le cœur brisés, leur quête de vérité et de justice.

Comme j’ai honte quand je cherche de quoi faciliter mon quotidien alors que d’autres ont perdu leur raison de vivre.

Le 4 août nous habite. La détonation siffle encore dans mes oreilles. Les images du port défilent sous mes yeux au quotidien. Je garde un œil sur mon fils qui craint de sortir au balcon. Le balcon de la mort.

Comme j’ai honte de chercher à échapper à ce souvenir. Lorsque je ris dans une tentative d’oublier. Lorsque je discute avec les familles des victimes de choses et d’autres, pour leur faire oublier l’ombre d’un instant leurs malheurs. Lorsque je remercie le ciel en disant «hamdellah» (Dieu merci). Pourquoi sommes-nous acculés dans ce pays à nous contenter d’un «hamdella»? Pas plus. D'ailleurs, que peuvent-ils encore nous faire de plus?


Qu’y a-t-il de plus que d’introduire des matières explosives et de les garder des années durant dans le port de la capitale, puis de les faire exploser, d’occulter la vérité, d’entraver la justice, de ne pas rendre de comptes et de menacer de «destituer» un juge?

Quoi de plus que de tuer des femmes, des hommes, des jeunes et des enfants, et de détruire une partie de la capitale, de l'effacer de la mémoire? Quoi de plus que ces vies chamboulées à jamais depuis ce jour fatidique?

Oui, j’ai honte. J’ai honte de me rendre chaque jour au travail, au lieu d’être, comme William Noun, une voix en colère qui dérange parce qu’elle exige que justice soit rendue. J’ai honte chaque jour où la photo d’Alexandra sur les épaules de son père ne traverse pas mon esprit. J’ai honte de participer à un mariage alors que Sahar Farès a été privée de son grand jour, et quand je parle avec David Mallahi de tout sauf de la perte de son frère Ralph, dans une tentative de le distraire. Y a-t-il quelque chose pour consoler de cette douleur?

Ce pays nous a souvent fait pleurer! Et, comme il continue de le faire, surtout lorsque les auteurs de cet abominable crime courent toujours! Quand on sait qui a introduit le nitrate d’ammonium et qu’il n’est pas inquiété. Quand des responsables politiques et sécuritaires refusent de comparaitre devant la justice.  Quand nous fermons les yeux sur la présence de l’aviation israélienne dans les cieux ce jour-là. Quand ceux qui n'osent pas confronter les familles des victimes circulent librement… Et, quand les pseudo-révolutionnaires surfent sur la douleur des gens.

La vie a repris son cours dans les rues dévastées de Beyrouth. La vie nocturne reprend, elle aussi, et la musique est diffusée à tue-tête dans les boîtes de nuit. Les maisons ont été restaurées et d’autres sont en travaux. La vie continue. Tantôt on rit, tantôt nous célébrons nos victoires. Cependant, la honte reste omniprésente.

Alors que certains ont péri en ce 4 août, d’autres vivent toujours submergés par la honte.
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