Deux ans après la catastrophe criminelle du 4 août 2020, Ici Beyrouth fait le point sur les librairies gravement endommagées, le marché menacé du livre et le calvaire des libraires importateurs abandonnés à eux-mêmes et à la valeur fluctuante de la monnaie. Trois grands libraires se penchent sur l'état des lieux de l'industrie: Émile Tyan, PDG du groupe Hachette Antoine; Maroun Nehmé, président du syndicat des importateurs de livres et propriétaire de la librairie Orientale; et le poète Antoine Boulad, l’un des membres fondateurs des bibliothèques Assabil.
Émile Tyan: La librairie Antoine, entre résistance et nouvel élan
Le 4 août 2020 à 18h07, la librairie Antoine aux Beirut Souks a été totalement balayée par le souffle de l'explosion. Comment avez-vous réagi à ce drame?
La librairie Antoine de Beirut Souks a été terriblement dévastée au niveau des façades, des meubles et des livres. Nous avons eu énormément de dégâts et lorsque nous revoyons les vidéos de surveillance, nous sommes sidérés et heureux de constater qu’il n’y a pas eu de morts. Après avoir lancé un vrai chantier de réparation avec l’aide de la direction de Beirut Souks qui nous a épargné le loyer des deux dernières années, nous avons attendu la justice ou que les choses bougent. En vain. À la veille de la deuxième commémoration du 4 août, la décision était évidente: nous n’avons plus les moyens de financer une librairie de 1000 m², que ce soit en termes de rénovation ou de marchandises et de livres.
Par ailleurs, la librairie est un lieu de vie, de rencontres. Or c’était devenu un lieu triste. Le centre-ville s’étant vidé au fil des années, a fortiori après l’explosion du siècle. Maintenir une librairie qui suffoque en fragilisant nos autres points de vente qui paient le surcoût du fleuron du centre-ville n’est pas le summum de la sagesse. Aujourd’hui, en limitant notre financement, nous nous concentrons sur nos douze points de vente, disséminés sur tout le territoire libanais, et notre site internet, Antoineonline.com, sur lequel on s’investit pleinement, afin de lancer une nouvelle version prochainement. Notre stratégie actuelle? Adapter notre politique de prix au pouvoir d’achat actuel des Libanais, tout en maintenant une certaine qualité dans notre offre.
Librairie Antoine
Comment pallier le prix exorbitant des livres en euros pour les lecteurs et les lectrices pri-se-s de court?
Nous avons essayé de préconiser certaines solutions en publiant nos éditions spécial-Liban. Les meilleures ventes sont rééditées à des prix réduits de 60% par rapport au prix initial en euros. Le dernier Amine Maalouf, qui se vend en France autour des 20 euros, se vend chez Antoine à la contre-valeur de 7 ou 8 euros. Bien sûr, je parle de nouvelles publications qu’on réimprime localement. L’éditeur et l’auteur font des sacrifices au niveau de leurs droits et tous les acteurs de la chaîne du livre y contribuent, pour permettre au lectorat libanais d’avoir accès aux meilleures ventes à des prix abordables. Chaque fois que vous entrez dans l’un des points de vente de la librairie Antoine ou dans d’autres librairies aussi, vous verrez les rééditions prix spécial-Liban. Chaque deux ou trois mois, nous publions un nouveau roman.
Dans le cadre de la résistance culturelle, est-ce que vous encouragez les nouvelles plumes? Quelles sont les conditions requises pour qu’elles soient éditées?
Là, je vais prendre ma casquette de dirigeant de la maison d’édition Hachette Antoine pour répondre. Nos librairies sont sous la marque Antoine. Pour l’édition, il s’agit d’Hachette Antoine/Naufal. Nous avons de nouveaux auteurs que nous accompagnons à travers le monde arabe, et les éditions Naufal, en langue arabe, encouragent les jeunes et belles plumes à côté d’auteurs très confirmés. Mais avec la crise financière que nous traversons, nous sommes obligés de réduire notre voilure…
Mais quand on dit Antoine, on pense surtout à la francophonie...
La francophonie est incontestablement dans l’ADN de la librairie Antoine. Quand on parle d’édition, il s'agit d’Hachette-Antoine qui est détenue à 50% par le groupe Antoine et 50% par le groupe Hachette. L’objectif est de publier dans le monde arabe des livres destinés à tous les marchés arabes comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie… À titre d’exemple, nous éditons les livres de Disney; ceux de l’auteure la plus lue en langue arabe, Ahlem Mostaghenmi; et d’autres écrivains algériens, marocains… Quand il s’agit de littérature arabe, nous publions uniquement sous le label Naufal qui est connu dans le monde arabe depuis 1970, alors qu’Hachette-Antoine évoque une connotation très francophone.
Vous avez fermé «en grande pompe» le fleuron d’Antoine au centre-ville, une semaine avant la commémoration du terrible 4 août. Quel est le message voulu?
En effet, les gens peuvent se demander pourquoi Antoine met l’accent sur la fermeture de sa librairie au centre-ville puisqu'elle était fermée depuis 2020. Nous aurions pu passer sous silence la fermeture officielle de nos locaux à Beirut Souks, rompre le contrat discrètement. Mais il était hors de question pour nous de mettre cet événement sous le tapis. Nous avons bien voulu marquer le coup, dénoncer l’anormal qui devient la norme. D’une part, c’est un appel à la résistance culturelle. D’autre part, fermer «en grande pompe», comme vous dites, signifie qu’une telle fermeture n’est pas une fin en soi. Nous sommes plutôt dans un nouvel élan, prêts à rebondir. Nous avons organisé un grand événement avec deux signatures conjointes: celles de Joumana Haddad et de Akl Awit. Des passages de leurs nouveaux livres ont été mis en scène par Lina Abiad, accompagnés par la violoncelliste Véronique Wehbé, et ce fut l’une des plus belles signatures organisées par notre groupe. Le message est clair: nous sommes là, toujours présents, orientés vers des idées innovatrices. Nous serons toujours le point à gratter de ces gens qui veulent obscurcir le Liban. Nous représentons la culture libanaise et nous sommes conscients d'être le porte-étendard des auteurs et des artistes libanais.
Maroun Nehmé: Il faut continuer de croire à cette vocation
Quelles sont les séquelles du 4 août sur les importateurs de livres et sur la librairie Orientale dont vous êtes le propriétaire?
Le 4 août, nos dégâts ont été considérables. L’immense baie vitrée qui forme la façade de l’étage de la librairie Orientale s’est brisée en mille morceaux. Les meubles, les livres ainsi que le système de climatisation ont été détruits. Notre seule consolation, les employés avaient quitté les lieux quelques minutes auparavant. Nous avons évité un massacre épouvantable. Au niveau des stocks de livres, nous avons été épargnés. Nous avons réhabilité la branche d’Achrafié et présenté nos factures, mais jusqu’à présent, les assureurs n’ont rien remboursé. À Sin el-Fil, nos dégâts ne furent pas aussi énormes qu’à Achrafié. Notre branche de Hamra a périclité bien avant 2019. C’était le signe avant-coureur de la gabegie qui allait tout ébranler sur son passage.
À partir de 2019, nous avons travaillé dans des conditions déplorables en tant que syndicats du livre. Il y a eu un long cheminement de négociations avec les fournisseurs et un moratoire. Ils nous ont rééchelonné toutes les dettes et les factures sur 3, 4, 5 ans. Une situation qui est très lourde à gérer avec la détérioration constante de la monnaie locale... Nous devons nous acquitter de nos dettes à des cours qu’on ignore. C’est la terrible ignorance des faits humains, des faits économiques, «l'ineptocratie».
Vous êtes indulgent quand vous parlez de leur ignorance. Où vous situez-vous par rapport à la réflexion de Valéry: «Ce ne sont pas du tout les méchants qui font le plus de mal en ce monde. Ce sont les maladroits et les négligents»?
N’importe qui ne peut pas faire la politique comme il l’entend. Au Liban, on est impuni, alors on s’attribue des «prouesses». Il y a également l’ignorance parfaite de l’humain, l’ignorance des droits humains et des droits en général. Quand on se complait dans son ignorance, on ne rachète plus ses fautes, on s’en fiche complètement. Voilà pourquoi je suis en colère. J’ai été chez tous les responsables, j’ai été jusqu’au Premier ministre, jusqu’aux députés… Nous avons perdu énormément et aucun soutien ne nous fut octroyé. Aujourd’hui, en 2022, nous ne sommes plus soutenus par les fournisseurs qui exigent d’être payés à l’avance. Comme nous sommes broyés par le système, les individus ne comptent plus. Ils ont beau penser à la bonne réputation des libraires, ils ne pensent qu’à la situation inextricable du pays et aux agissements de la mafia au pouvoir.
Le métier de libraire serait-il devenu un calvaire?
Il faut continuer de croire à cette vocation et tenir le coup. Parce qu’on ne se voit pas ailleurs, pour des raisons familiales, par amour du métier, parce qu’on ne peut pas revêtir un autre habit. C’est une capitulation qu’on n’est pas prêts de commettre. On n’est pas des commerçants dans le sens trivial du terme. Mais on voyait déjà la fin des librairies et des libraires bien avant la fin du livre en papier. Une situation de fin de race. On voyait ce déclin. Quand on me disait que les gens allaient s’orienter vers le numérique, j’en souriais, je n’ai jamais vu cela comme une réelle menace. C’est un phénomène mondial qui s’ajoute à la crise financière sans précédent et la catastrophe criminelle du 4 août. En revanche, beaucoup d’ouvrages, beaucoup de livres d’art ne peuvent être envisagés que sous leur forme charnelle. De plus, les gens ont envie d’aller visiter les librairies, surtout après deux ans de confinement, mais ce modèle économique n’est plus viable, que ce soit au Liban ou en Occident. Les librairies papier ne tiennent que dans les sociétés riches. Concernant le pouvoir d’achat, les gens qui lisent avaient un budget avant 2019. Ce budget s’est rétréci comme une peau de chagrin d’année en année. Nous avons augmenté notre chiffre en scolaires importés et diminué nos achats en sciences humaines et littérature. Les gens ont la tête ailleurs. Ils ne pensent qu’à survivre. Si nous nous réinvestissons dans les rééditions à prix réduit, il faut quand même qu’il y ait un minimum de tirages vendus. Moins le tirage sera important, plus le prix sera important. C’est inversement proportionnel. La situation est similaire en livres scolaires, nous jouons le stock!
Est-ce que la France a subventionné des aides aux libraires libanais touchés de plein fouet par le 4 août ?
Nous sommes en train de régler des moratoires. La France aurait pu éliminer la dette, mais elle a préféré subventionner uniquement les établissements scolaires. Dans le métier des livres au Liban, nous sommes 5 ou 6 libraires et ils nous connaissent parfaitement. Ils connaissent notre étoffe, nos engagements toujours honorés. Le fait de ne pas annuler une dette pareille est à mon sens, un péché mortel, d’autant plus qu’il y a eu cette mise à mort du Liban. Nous avons eu quelques aides à partir du centre national du livre, mais c’est très insuffisant. Nous sommes une génération qui va vers la fin de son âge et qu’est-ce qu’on aura laissé ? Un Liban francophone ?! Un Liban culturellement varié ?! Les générations qui viennent se détournent de plus en plus de ce métier. Ils ne veulent pas et ne peuvent pas assurer la relève. Il faut urgemment un dialogue réel avec l’État français ou d’autres États peut-être, au sein même du ministère de la Culture ! Il faut faire des assises de la lecture et de la librairie. Voilà ce que j’appelle de mes vœux !
Antoine Boulad: La «culture pour tous» menacée
Comment les bibliothèques publiques Assabil, dont vous êtes l’un des fondateurs, ont été affectées par l’explosion du siècle? Quels ont été les dégâts occasionnés?
Aucune des trois bibliothèques publiques municipales de Beyrouth, gérées par l’association Assabil, n’a échappé au tremblement de terre humain du 4 août. Les dégâts les plus considérables ont frappé celle du quartier Bachoura, suivie par celle de Geitawi. La bibliothèque Monnot enfin a été la moins sévèrement affectée.
Assabil
Avez-vous été soutenus dans les travaux de réparation ou, en l’absence de subventions, vous avez dû fermer boutique?
Grâce à un admirable mouvement de solidarité avec le Liban et sa culture, aux niveaux local et international, grâce à la mobilisation généreuse d’individus – aux moyens parfois modestes – et d’institutions, les fonds nécessaires pour la réhabilitation et même le développement de nos espaces culturels ont été levés, de sorte que nous avons réussi, trois mois après l’explosion, à ouvrir de nouveau nos portes au public.
Comment luttez-vous aujourd’hui pour survivre à la catastrophe et rebondir?
Les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui relèvent d’un autre ordre, celui de l’effondrement du pays. En l’absence d’un soutien financier conséquent de la part de la municipalité et des différents donateurs, la «culture pour tous» est menacée de fermeture à terme, au moment où nos services et les activités que nous organisons gratuitement se multiplient et se diversifient. Le livre étant devenu, à la suite de la crise, un objet de luxe et les loisirs si chers, offrant un éventail d’expériences éducatives et autres, nos bibliothèques constituent plus que jamais une nécessité culturelle et sociale.
Assabil
Émile Tyan: La librairie Antoine, entre résistance et nouvel élan
Le 4 août 2020 à 18h07, la librairie Antoine aux Beirut Souks a été totalement balayée par le souffle de l'explosion. Comment avez-vous réagi à ce drame?
La librairie Antoine de Beirut Souks a été terriblement dévastée au niveau des façades, des meubles et des livres. Nous avons eu énormément de dégâts et lorsque nous revoyons les vidéos de surveillance, nous sommes sidérés et heureux de constater qu’il n’y a pas eu de morts. Après avoir lancé un vrai chantier de réparation avec l’aide de la direction de Beirut Souks qui nous a épargné le loyer des deux dernières années, nous avons attendu la justice ou que les choses bougent. En vain. À la veille de la deuxième commémoration du 4 août, la décision était évidente: nous n’avons plus les moyens de financer une librairie de 1000 m², que ce soit en termes de rénovation ou de marchandises et de livres.
Par ailleurs, la librairie est un lieu de vie, de rencontres. Or c’était devenu un lieu triste. Le centre-ville s’étant vidé au fil des années, a fortiori après l’explosion du siècle. Maintenir une librairie qui suffoque en fragilisant nos autres points de vente qui paient le surcoût du fleuron du centre-ville n’est pas le summum de la sagesse. Aujourd’hui, en limitant notre financement, nous nous concentrons sur nos douze points de vente, disséminés sur tout le territoire libanais, et notre site internet, Antoineonline.com, sur lequel on s’investit pleinement, afin de lancer une nouvelle version prochainement. Notre stratégie actuelle? Adapter notre politique de prix au pouvoir d’achat actuel des Libanais, tout en maintenant une certaine qualité dans notre offre.
Librairie Antoine
Comment pallier le prix exorbitant des livres en euros pour les lecteurs et les lectrices pri-se-s de court?
Nous avons essayé de préconiser certaines solutions en publiant nos éditions spécial-Liban. Les meilleures ventes sont rééditées à des prix réduits de 60% par rapport au prix initial en euros. Le dernier Amine Maalouf, qui se vend en France autour des 20 euros, se vend chez Antoine à la contre-valeur de 7 ou 8 euros. Bien sûr, je parle de nouvelles publications qu’on réimprime localement. L’éditeur et l’auteur font des sacrifices au niveau de leurs droits et tous les acteurs de la chaîne du livre y contribuent, pour permettre au lectorat libanais d’avoir accès aux meilleures ventes à des prix abordables. Chaque fois que vous entrez dans l’un des points de vente de la librairie Antoine ou dans d’autres librairies aussi, vous verrez les rééditions prix spécial-Liban. Chaque deux ou trois mois, nous publions un nouveau roman.
Dans le cadre de la résistance culturelle, est-ce que vous encouragez les nouvelles plumes? Quelles sont les conditions requises pour qu’elles soient éditées?
Là, je vais prendre ma casquette de dirigeant de la maison d’édition Hachette Antoine pour répondre. Nos librairies sont sous la marque Antoine. Pour l’édition, il s’agit d’Hachette Antoine/Naufal. Nous avons de nouveaux auteurs que nous accompagnons à travers le monde arabe, et les éditions Naufal, en langue arabe, encouragent les jeunes et belles plumes à côté d’auteurs très confirmés. Mais avec la crise financière que nous traversons, nous sommes obligés de réduire notre voilure…
Mais quand on dit Antoine, on pense surtout à la francophonie...
La francophonie est incontestablement dans l’ADN de la librairie Antoine. Quand on parle d’édition, il s'agit d’Hachette-Antoine qui est détenue à 50% par le groupe Antoine et 50% par le groupe Hachette. L’objectif est de publier dans le monde arabe des livres destinés à tous les marchés arabes comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie… À titre d’exemple, nous éditons les livres de Disney; ceux de l’auteure la plus lue en langue arabe, Ahlem Mostaghenmi; et d’autres écrivains algériens, marocains… Quand il s’agit de littérature arabe, nous publions uniquement sous le label Naufal qui est connu dans le monde arabe depuis 1970, alors qu’Hachette-Antoine évoque une connotation très francophone.
Vous avez fermé «en grande pompe» le fleuron d’Antoine au centre-ville, une semaine avant la commémoration du terrible 4 août. Quel est le message voulu?
En effet, les gens peuvent se demander pourquoi Antoine met l’accent sur la fermeture de sa librairie au centre-ville puisqu'elle était fermée depuis 2020. Nous aurions pu passer sous silence la fermeture officielle de nos locaux à Beirut Souks, rompre le contrat discrètement. Mais il était hors de question pour nous de mettre cet événement sous le tapis. Nous avons bien voulu marquer le coup, dénoncer l’anormal qui devient la norme. D’une part, c’est un appel à la résistance culturelle. D’autre part, fermer «en grande pompe», comme vous dites, signifie qu’une telle fermeture n’est pas une fin en soi. Nous sommes plutôt dans un nouvel élan, prêts à rebondir. Nous avons organisé un grand événement avec deux signatures conjointes: celles de Joumana Haddad et de Akl Awit. Des passages de leurs nouveaux livres ont été mis en scène par Lina Abiad, accompagnés par la violoncelliste Véronique Wehbé, et ce fut l’une des plus belles signatures organisées par notre groupe. Le message est clair: nous sommes là, toujours présents, orientés vers des idées innovatrices. Nous serons toujours le point à gratter de ces gens qui veulent obscurcir le Liban. Nous représentons la culture libanaise et nous sommes conscients d'être le porte-étendard des auteurs et des artistes libanais.
Maroun Nehmé: Il faut continuer de croire à cette vocation
Quelles sont les séquelles du 4 août sur les importateurs de livres et sur la librairie Orientale dont vous êtes le propriétaire?
Le 4 août, nos dégâts ont été considérables. L’immense baie vitrée qui forme la façade de l’étage de la librairie Orientale s’est brisée en mille morceaux. Les meubles, les livres ainsi que le système de climatisation ont été détruits. Notre seule consolation, les employés avaient quitté les lieux quelques minutes auparavant. Nous avons évité un massacre épouvantable. Au niveau des stocks de livres, nous avons été épargnés. Nous avons réhabilité la branche d’Achrafié et présenté nos factures, mais jusqu’à présent, les assureurs n’ont rien remboursé. À Sin el-Fil, nos dégâts ne furent pas aussi énormes qu’à Achrafié. Notre branche de Hamra a périclité bien avant 2019. C’était le signe avant-coureur de la gabegie qui allait tout ébranler sur son passage.
À partir de 2019, nous avons travaillé dans des conditions déplorables en tant que syndicats du livre. Il y a eu un long cheminement de négociations avec les fournisseurs et un moratoire. Ils nous ont rééchelonné toutes les dettes et les factures sur 3, 4, 5 ans. Une situation qui est très lourde à gérer avec la détérioration constante de la monnaie locale... Nous devons nous acquitter de nos dettes à des cours qu’on ignore. C’est la terrible ignorance des faits humains, des faits économiques, «l'ineptocratie».
Vous êtes indulgent quand vous parlez de leur ignorance. Où vous situez-vous par rapport à la réflexion de Valéry: «Ce ne sont pas du tout les méchants qui font le plus de mal en ce monde. Ce sont les maladroits et les négligents»?
N’importe qui ne peut pas faire la politique comme il l’entend. Au Liban, on est impuni, alors on s’attribue des «prouesses». Il y a également l’ignorance parfaite de l’humain, l’ignorance des droits humains et des droits en général. Quand on se complait dans son ignorance, on ne rachète plus ses fautes, on s’en fiche complètement. Voilà pourquoi je suis en colère. J’ai été chez tous les responsables, j’ai été jusqu’au Premier ministre, jusqu’aux députés… Nous avons perdu énormément et aucun soutien ne nous fut octroyé. Aujourd’hui, en 2022, nous ne sommes plus soutenus par les fournisseurs qui exigent d’être payés à l’avance. Comme nous sommes broyés par le système, les individus ne comptent plus. Ils ont beau penser à la bonne réputation des libraires, ils ne pensent qu’à la situation inextricable du pays et aux agissements de la mafia au pouvoir.
Le métier de libraire serait-il devenu un calvaire?
Il faut continuer de croire à cette vocation et tenir le coup. Parce qu’on ne se voit pas ailleurs, pour des raisons familiales, par amour du métier, parce qu’on ne peut pas revêtir un autre habit. C’est une capitulation qu’on n’est pas prêts de commettre. On n’est pas des commerçants dans le sens trivial du terme. Mais on voyait déjà la fin des librairies et des libraires bien avant la fin du livre en papier. Une situation de fin de race. On voyait ce déclin. Quand on me disait que les gens allaient s’orienter vers le numérique, j’en souriais, je n’ai jamais vu cela comme une réelle menace. C’est un phénomène mondial qui s’ajoute à la crise financière sans précédent et la catastrophe criminelle du 4 août. En revanche, beaucoup d’ouvrages, beaucoup de livres d’art ne peuvent être envisagés que sous leur forme charnelle. De plus, les gens ont envie d’aller visiter les librairies, surtout après deux ans de confinement, mais ce modèle économique n’est plus viable, que ce soit au Liban ou en Occident. Les librairies papier ne tiennent que dans les sociétés riches. Concernant le pouvoir d’achat, les gens qui lisent avaient un budget avant 2019. Ce budget s’est rétréci comme une peau de chagrin d’année en année. Nous avons augmenté notre chiffre en scolaires importés et diminué nos achats en sciences humaines et littérature. Les gens ont la tête ailleurs. Ils ne pensent qu’à survivre. Si nous nous réinvestissons dans les rééditions à prix réduit, il faut quand même qu’il y ait un minimum de tirages vendus. Moins le tirage sera important, plus le prix sera important. C’est inversement proportionnel. La situation est similaire en livres scolaires, nous jouons le stock!
Est-ce que la France a subventionné des aides aux libraires libanais touchés de plein fouet par le 4 août ?
Nous sommes en train de régler des moratoires. La France aurait pu éliminer la dette, mais elle a préféré subventionner uniquement les établissements scolaires. Dans le métier des livres au Liban, nous sommes 5 ou 6 libraires et ils nous connaissent parfaitement. Ils connaissent notre étoffe, nos engagements toujours honorés. Le fait de ne pas annuler une dette pareille est à mon sens, un péché mortel, d’autant plus qu’il y a eu cette mise à mort du Liban. Nous avons eu quelques aides à partir du centre national du livre, mais c’est très insuffisant. Nous sommes une génération qui va vers la fin de son âge et qu’est-ce qu’on aura laissé ? Un Liban francophone ?! Un Liban culturellement varié ?! Les générations qui viennent se détournent de plus en plus de ce métier. Ils ne veulent pas et ne peuvent pas assurer la relève. Il faut urgemment un dialogue réel avec l’État français ou d’autres États peut-être, au sein même du ministère de la Culture ! Il faut faire des assises de la lecture et de la librairie. Voilà ce que j’appelle de mes vœux !
Antoine Boulad: La «culture pour tous» menacée
Comment les bibliothèques publiques Assabil, dont vous êtes l’un des fondateurs, ont été affectées par l’explosion du siècle? Quels ont été les dégâts occasionnés?
Aucune des trois bibliothèques publiques municipales de Beyrouth, gérées par l’association Assabil, n’a échappé au tremblement de terre humain du 4 août. Les dégâts les plus considérables ont frappé celle du quartier Bachoura, suivie par celle de Geitawi. La bibliothèque Monnot enfin a été la moins sévèrement affectée.
Assabil
Avez-vous été soutenus dans les travaux de réparation ou, en l’absence de subventions, vous avez dû fermer boutique?
Grâce à un admirable mouvement de solidarité avec le Liban et sa culture, aux niveaux local et international, grâce à la mobilisation généreuse d’individus – aux moyens parfois modestes – et d’institutions, les fonds nécessaires pour la réhabilitation et même le développement de nos espaces culturels ont été levés, de sorte que nous avons réussi, trois mois après l’explosion, à ouvrir de nouveau nos portes au public.
Comment luttez-vous aujourd’hui pour survivre à la catastrophe et rebondir?
Les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui relèvent d’un autre ordre, celui de l’effondrement du pays. En l’absence d’un soutien financier conséquent de la part de la municipalité et des différents donateurs, la «culture pour tous» est menacée de fermeture à terme, au moment où nos services et les activités que nous organisons gratuitement se multiplient et se diversifient. Le livre étant devenu, à la suite de la crise, un objet de luxe et les loisirs si chers, offrant un éventail d’expériences éducatives et autres, nos bibliothèques constituent plus que jamais une nécessité culturelle et sociale.
Assabil
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