Malek Bennabi (1905-1973), penseur algérien ingénieux du siècle dernier, se distinguait par une approche historico-existentialiste de la fracture coloniale d’une perspicacité sincère, qui est toujours d’une actualité sensible.
Auteur francophone engagé pour la libération nationale de son pays, se positionnant dans l'intersection entre nationalisme et islamisme, Bennabi ne pouvait pas pour autant adhérer à la «thèse nationaliste» qui réduisait le colonialisme à la seule domination extérieure, ni envisager les sociétés précoloniales comme des sociétés saines et équilibrées.
Il ne pouvait s'incliner non plus devant la «thèse typiquement colonialiste» justifiant la domination outre-mer par le retard culturel des dominés et la piètre «mission civilisatrice».
Cause et effet
Loin d'être une prédestination, la colonisation fut néanmoins une prédisposition. Précisant sa pensée, Bennabi suggéra un concept nouveau : la «colonisabilité», à comprendre comme une prédisposition à la colonisation, inhérente aux sociétés qui devraient subir les affres et les cataclysmes d'un assujettissement colonial.
Partant, il ne saurait y avoir, chez Bennabi, de colonisation sans «colonisabilité» au préalable. De même, «pour cesser d'être colonisé, il faut cesser d'être colonisable».
C'est même dans un rapport de cause à effet que le penseur algérien aller concevoir les choses : «Pour se libérer d'un effet, le colonialisme, il faut se libérer d'abord de la cause, la "colonisabilité".»
L'échéance avortée
Le colonialisme sera en outre envisagé par Bennabi comme une douloureuse mais nécessaire échéance.
Dans son ouvrage La vocation de l'Islam (1954), il ira même jusqu’à avouer que la colonisation «est l'effet le plus heureux de la "colonisabilité" parce qu'elle inverse l'évolution sociale qui a engendré l'être colonisable: celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu'une fois colonisé.»
Un réel danger ressort de cette analyse, celui de gaspiller la chance offerte par la colonisation pour s'affranchir de la «colonisabilité». Cette dernière peut devenir même plus étouffante et insatiable si elle arrive à survivre à la décolonisation. L'histoire contemporaine du tiers-monde a de quoi donner substance à une telle crainte précoce.
«Colonisabilité» relative
Cela dit, le concept de colonisabilité n'est pas sans soulever une série de problèmes.
Tout en défiant la thèse colonialiste justificatrice de la colonisation par le retard ou la sclérose des structures sociales et culturelles des pays convoités et assujettis, Bennabi demeura prisonnier du prisme de l'histoire ternaire «âge d'or-décadence-renaissance», tout en faisant de la colonisation une occasion dialectique de restaurer un âge d'or perdu.
Il semble pourtant qu'un certain usage prudent de la notion, en prenant garde des vicissitudes de son usage excessif et de son penchant pour l'essentialisme, pourrait mettre en relief sa pertinence.
En libérant cette «colonisabilité» de Bennabi du carcan de la périodisation ternaire «âge d'or- décadence- renaissance», ce concept pourrait devenir plus fructueux, plus inspirant, à même de relever des nuances correspondants à des situations fluctuantes et relatives mais souvent répétitives du même problème initial: la précarité de l'intérieur d'une structure qui la laisse prédisposée à l'assujettissement.
Tentation analogique
En l'appliquant à l'histoire de notre pays par exemple, l’occasion avortée de se libérer de la «colonisabilité» en s'émancipant du mandat français devient plus parlante et cinglante.
Faute de pouvoir s'ancrer dans une restructuration saine, pondérée et équilibrée de ses fondements, le désir de liberté allait se travestir en désir d'aliénation - en une déchirure d’une part entre le mandat qui n'est plus et qui ne pouvait plus ni se maintenir ni être restauré, et de l’autre, l'indépendance qui ne se cultive que dans le déni de cette précarité structurelle, de cette incapacité foncière à bâtir le lien social, et au-delà, le lien politique, à partir d'une mise en acte de la réciprocité.
D'une manière nettement plus traumatisante, le pays qui a accédé à sa deuxième indépendance en mettant fin à la tutelle et à la quasi-occupation syriennes, soixante-trois ans après sa sortie de l'empire colonial français, allait gaspiller sa prise de conscience de sa «colonisabilité» durant les années de la tutelle.
Le dysfonctionnement post-tutelle ne suscita certes pas une nostalgie de l'odieuse période précédente, mais le pays n'en demeura pas moins prisonnier d'un «manque d'alternative à la tutelle».
«Hezbollahisation » vs « hezbollahibilité»
Le seul projet d'alternative sérieux à la tutelle syrienne fut celui du Hezbollah, en l’occurrence celui pour le parti chiite d’asseoir sa propre hégémonie, sa propre tutelle. Le Hezbollah a réussi à étendre sa mainmise mais nullement à gérer les mécanismes de partage dans le cadre du système. La tutelle syrienne déploya toute son expertise dans sa capacité à diviser et uniformiser pour régner. Le Hezbollah, par contre, fait reposer sa mainmise sur trois piliers: son duopole avec Amal, son indigénisation des aounistes et son intimidation de ses adversaires.
Il se sert ainsi du système politique comme d'une façade, s'abritant derrière et profitant de la vanité des autres acteurs et protagonistes, mais sans pouvoir pour autant exercer une tutelle stricto sensu, y compris lorsqu’il s’agit d’adoucir les tensions sporadiques entre ses alliés Nabih Berry et Michel Aoun.
Partant, le pays a pu démontrer une résilience relative face à une «hezbollahisation» comprise comme projet d'hégémonie fonctionnelle, tout en témoignant d'une «hezbollahibilité» générale et aux multiples facettes, comprise comme dysfonctionnement hégémonique et hémorragique.
Précarité et «indigénisation» du confessionalisme
Dans le sillage du concept bennabien de «colonisabilité», la «hezbollahibilité» serait donc une prédisposition, quoique nullement une prédestination, à subir le Hezbollah, tout en se gardant de se soumettre pour de bon à une «hezbollahisation» intégrale.
Cette «hezbollahibilité» que rumine la condition libanaise jusqu'à la gangrène est loin d'être univoque, elle est même par principe contradictoire: elle génère simultanément les penchants à la docilité et à l'intimidation massive, ainsi qu’à l'indignation récalcitrante mais désespérée.
Cette «hezbollahibilité» se répercute inégalement d'une communauté à l'autre, et connaît des versions à «gauche» comme à «droite». Ni le legs du 14 Mars, ni d'ailleurs celui du 17 Octobre, n'ont été à l'abri de ce processus. Tout refus de partir des structures sociales et culturelles dans l'appréhension des impasses, toute précarité et tout déni de la précarité, tout refus d'appliquer les règles de la réciprocité, ne peuvent que rendre la «hezbollahibilité» encore plus agissante. Le comble c'est que le Hezbollah, acteur paraétatique par définition, se justifie par cette aptitude du pays à la «hezbollahibilité» en présumant qu'il est là pour combler le vide et l'absence d'un État fort et puissant, voire même spartiate. Le Hezbollah est là… pour résister à la «hezbollahibilité».
Tout en n’étant guère une prédestination, la «hezbollahibilité» est pourtant une prédisposition dans un État qui se veut à la fois centralisateur, confessionnel et qui reconnait l'abolition du confessionnalisme comme objectif ultime. Cette hyper-confessionnalisation de l'anti-confessionnalisme, de même que cette indigénisation du confessionnalisme ne pouvaient que conduire à une prédisposition à la mainmise du Hezbollah. Que représenteraient ainsi les deux alliés du parti chiite si ce n'est une hyper-confessionnalisation de l'anti-confessionnalisme dans le cas de M. Berry, et une indigénisation du confessionnalisme version « droits des chrétiens » dans le cas de M. Aoun ?
Il convenait bien à ce précieux Bennabi lui-aussi, au début des années 50, de chicaner contre celui qui serait amené en plein colonialisme «à jouer le rôle d'indigène et qui peut accepter tous les rôles, même celui de l'empereur, si la situation l'exige».
Auteur francophone engagé pour la libération nationale de son pays, se positionnant dans l'intersection entre nationalisme et islamisme, Bennabi ne pouvait pas pour autant adhérer à la «thèse nationaliste» qui réduisait le colonialisme à la seule domination extérieure, ni envisager les sociétés précoloniales comme des sociétés saines et équilibrées.
Il ne pouvait s'incliner non plus devant la «thèse typiquement colonialiste» justifiant la domination outre-mer par le retard culturel des dominés et la piètre «mission civilisatrice».
Cause et effet
Loin d'être une prédestination, la colonisation fut néanmoins une prédisposition. Précisant sa pensée, Bennabi suggéra un concept nouveau : la «colonisabilité», à comprendre comme une prédisposition à la colonisation, inhérente aux sociétés qui devraient subir les affres et les cataclysmes d'un assujettissement colonial.
Partant, il ne saurait y avoir, chez Bennabi, de colonisation sans «colonisabilité» au préalable. De même, «pour cesser d'être colonisé, il faut cesser d'être colonisable».
C'est même dans un rapport de cause à effet que le penseur algérien aller concevoir les choses : «Pour se libérer d'un effet, le colonialisme, il faut se libérer d'abord de la cause, la "colonisabilité".»
L'échéance avortée
Le colonialisme sera en outre envisagé par Bennabi comme une douloureuse mais nécessaire échéance.
Dans son ouvrage La vocation de l'Islam (1954), il ira même jusqu’à avouer que la colonisation «est l'effet le plus heureux de la "colonisabilité" parce qu'elle inverse l'évolution sociale qui a engendré l'être colonisable: celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu'une fois colonisé.»
Un réel danger ressort de cette analyse, celui de gaspiller la chance offerte par la colonisation pour s'affranchir de la «colonisabilité». Cette dernière peut devenir même plus étouffante et insatiable si elle arrive à survivre à la décolonisation. L'histoire contemporaine du tiers-monde a de quoi donner substance à une telle crainte précoce.
«Colonisabilité» relative
Cela dit, le concept de colonisabilité n'est pas sans soulever une série de problèmes.
Tout en défiant la thèse colonialiste justificatrice de la colonisation par le retard ou la sclérose des structures sociales et culturelles des pays convoités et assujettis, Bennabi demeura prisonnier du prisme de l'histoire ternaire «âge d'or-décadence-renaissance», tout en faisant de la colonisation une occasion dialectique de restaurer un âge d'or perdu.
Il semble pourtant qu'un certain usage prudent de la notion, en prenant garde des vicissitudes de son usage excessif et de son penchant pour l'essentialisme, pourrait mettre en relief sa pertinence.
En libérant cette «colonisabilité» de Bennabi du carcan de la périodisation ternaire «âge d'or- décadence- renaissance», ce concept pourrait devenir plus fructueux, plus inspirant, à même de relever des nuances correspondants à des situations fluctuantes et relatives mais souvent répétitives du même problème initial: la précarité de l'intérieur d'une structure qui la laisse prédisposée à l'assujettissement.
Tentation analogique
En l'appliquant à l'histoire de notre pays par exemple, l’occasion avortée de se libérer de la «colonisabilité» en s'émancipant du mandat français devient plus parlante et cinglante.
Faute de pouvoir s'ancrer dans une restructuration saine, pondérée et équilibrée de ses fondements, le désir de liberté allait se travestir en désir d'aliénation - en une déchirure d’une part entre le mandat qui n'est plus et qui ne pouvait plus ni se maintenir ni être restauré, et de l’autre, l'indépendance qui ne se cultive que dans le déni de cette précarité structurelle, de cette incapacité foncière à bâtir le lien social, et au-delà, le lien politique, à partir d'une mise en acte de la réciprocité.
D'une manière nettement plus traumatisante, le pays qui a accédé à sa deuxième indépendance en mettant fin à la tutelle et à la quasi-occupation syriennes, soixante-trois ans après sa sortie de l'empire colonial français, allait gaspiller sa prise de conscience de sa «colonisabilité» durant les années de la tutelle.
Le dysfonctionnement post-tutelle ne suscita certes pas une nostalgie de l'odieuse période précédente, mais le pays n'en demeura pas moins prisonnier d'un «manque d'alternative à la tutelle».
«Hezbollahisation » vs « hezbollahibilité»
Le seul projet d'alternative sérieux à la tutelle syrienne fut celui du Hezbollah, en l’occurrence celui pour le parti chiite d’asseoir sa propre hégémonie, sa propre tutelle. Le Hezbollah a réussi à étendre sa mainmise mais nullement à gérer les mécanismes de partage dans le cadre du système. La tutelle syrienne déploya toute son expertise dans sa capacité à diviser et uniformiser pour régner. Le Hezbollah, par contre, fait reposer sa mainmise sur trois piliers: son duopole avec Amal, son indigénisation des aounistes et son intimidation de ses adversaires.
Il se sert ainsi du système politique comme d'une façade, s'abritant derrière et profitant de la vanité des autres acteurs et protagonistes, mais sans pouvoir pour autant exercer une tutelle stricto sensu, y compris lorsqu’il s’agit d’adoucir les tensions sporadiques entre ses alliés Nabih Berry et Michel Aoun.
Partant, le pays a pu démontrer une résilience relative face à une «hezbollahisation» comprise comme projet d'hégémonie fonctionnelle, tout en témoignant d'une «hezbollahibilité» générale et aux multiples facettes, comprise comme dysfonctionnement hégémonique et hémorragique.
Précarité et «indigénisation» du confessionalisme
Dans le sillage du concept bennabien de «colonisabilité», la «hezbollahibilité» serait donc une prédisposition, quoique nullement une prédestination, à subir le Hezbollah, tout en se gardant de se soumettre pour de bon à une «hezbollahisation» intégrale.
Cette «hezbollahibilité» que rumine la condition libanaise jusqu'à la gangrène est loin d'être univoque, elle est même par principe contradictoire: elle génère simultanément les penchants à la docilité et à l'intimidation massive, ainsi qu’à l'indignation récalcitrante mais désespérée.
Cette «hezbollahibilité» se répercute inégalement d'une communauté à l'autre, et connaît des versions à «gauche» comme à «droite». Ni le legs du 14 Mars, ni d'ailleurs celui du 17 Octobre, n'ont été à l'abri de ce processus. Tout refus de partir des structures sociales et culturelles dans l'appréhension des impasses, toute précarité et tout déni de la précarité, tout refus d'appliquer les règles de la réciprocité, ne peuvent que rendre la «hezbollahibilité» encore plus agissante. Le comble c'est que le Hezbollah, acteur paraétatique par définition, se justifie par cette aptitude du pays à la «hezbollahibilité» en présumant qu'il est là pour combler le vide et l'absence d'un État fort et puissant, voire même spartiate. Le Hezbollah est là… pour résister à la «hezbollahibilité».
Tout en n’étant guère une prédestination, la «hezbollahibilité» est pourtant une prédisposition dans un État qui se veut à la fois centralisateur, confessionnel et qui reconnait l'abolition du confessionnalisme comme objectif ultime. Cette hyper-confessionnalisation de l'anti-confessionnalisme, de même que cette indigénisation du confessionnalisme ne pouvaient que conduire à une prédisposition à la mainmise du Hezbollah. Que représenteraient ainsi les deux alliés du parti chiite si ce n'est une hyper-confessionnalisation de l'anti-confessionnalisme dans le cas de M. Berry, et une indigénisation du confessionnalisme version « droits des chrétiens » dans le cas de M. Aoun ?
Il convenait bien à ce précieux Bennabi lui-aussi, au début des années 50, de chicaner contre celui qui serait amené en plein colonialisme «à jouer le rôle d'indigène et qui peut accepter tous les rôles, même celui de l'empereur, si la situation l'exige».
Lire aussi
Commentaires