Nedim Gürsel: «Défendre la liberté d’expression à tout prix»
Dans une interview exclusive accordée à Ici Beyrouth, l’écrivain franco-turc, Nedim Gürsel, qui a lui aussi souffert des affres de l’extrémisme, nous livre un long réquisitoire contre la censure religieuse et juridique exercée dans certains pays. Ses propres ouvrages lui ont valu moult procès en Turquie et un exil forcé en France. Ceci ne décourage pas pour autant le flot de son écriture prolifique, même s’il se déclare «horrifié» par l’attentat dont a été victime son ami Salman Rushdie.

Nedim Gürsel est non seulement écrivain, mais il est également directeur de recherche émérite au CNRS. Son dernier ouvrage, Voyage en Iran. En attendant l’imam caché, est paru plus tôt cette année aux éditions Actes Sud. Il a répondu en mode express aux questions d’Ici Beyrouth avant de prendre un vol.



Vous avez fait l’objet d’un procès en Turquie à la suite de la publication de votre ouvrage Les Filles d’Allah. Quelles en sont les raisons?

En 2009, mon roman Les Filles d’Allah, traduit dans une quinzaine de langues, y compris en arabe, a été accusé dans mon pays, la Turquie, de blasphème, alors qu’une telle accusation n’a pas lieu d’être dans un État laïque. J’ai été poursuivi en justice pour «dénigrement des valeurs religieuses de la population», selon l’article 216 du Code pénal turc. Le procureur demandait ma condamnation à une peine de prison, mais au bout d’un long procès j’ai été acquitté. Depuis, mon roman est en vente libre.

Y a-t-il eu une fatwa émise à votre encontre?

Non, heureusement. De toute façon, même si la Turquie s’éloigne de plus en plus des valeurs démocratiques, l’article 4 de la Constitution ne permet pas ce genre de procédure en rapport avec la charia. Mais il y a, hélas, plus d’un écrivain ou journaliste qui sont condamnés pour avoir dit et écrit ce qu’ils pensent, notamment sur le problème kurde.

Le choix de vivre à Paris est-il en rapport à votre «sécurité»? Ou est-ce un choix personnel?

Tout au début, l’exil était une contrainte pour moi et non un choix. Je suis venu à Paris quand j’avais vingt ans, à la suite d'un autre procès, celui de mon premier livre Un long été à Istanbul. On m’accusait d’offenser, selon l’article 159 du Code pénal, l’armée et les forces de sécurité nationale. J’ai donc l’habitude, hélas, d’être poursuivi en justice pour avoir écrit des romans. Pour cette raison, je ne peux admettre qu’un grand écrivain comme Salman Rushdie soit poignardé.

Avec Salman Rushdie à Londres en 1994

Salman Rushdie est heureusement en train de récupérer de ses blessures. Ceci est la plus grande réponse à l’extrémisme. Qu’y a-t-il, selon vous, dans Les Versets sataniques qui justifie cette fatwa?


J’ai lu Les Versets sataniques dans la traduction française, car il n’est toujours pas traduit et publié en Turquie. Aziz Nesin, le grand écrivain humoriste qui avait pris cette initiative en 1993, a été menacé de mort. En fait, il s’agit d’un roman que je qualifierais de postmoderne qui raconte les aventures quelque peu rocambolesques de Saladin Chamcha. Celui-ci est le fils d’un homme d’affaires fortuné de Bombay qui porte un regard rationnel sur l’islam et n’en suit pas toutes les règles qui lui paraissent trop contraignantes. Il y a aussi un autre personnage, Mahound, qui est l’alter ego de Mahomet, mais le récit a plusieurs axes, une trame complexe et une forme narrative intertextuelle. Les passages sur les versets dits «sataniques» ne sont pas très nombreux. Pour moi, c’est un roman sur l’immigration et l’identité. C’est aussi un roman qui interroge la foi et désacralise le prophète de l’islam. Mais encore une fois, faut-il rappeler qu’il s’agit d’un roman, c’est-à-dire d’une fiction?

Où se trouve la limite entre la liberté d’expression et le blasphème?

Je l’ai déjà dit et écrit plus d’une fois. Le blasphème n’est pas compatible avec la laïcité qui est une des valeurs fondamentales de la démocratie. Nous devons avoir le droit de critiquer la religion, y compris l’islam. Celui-ci ne doit pas présenter une exception, surtout quand il s’agit de la littérature ou de l’art en général. Il n’y a pas de création sans liberté d’expression, et nous devons défendre cette dernière à tout prix.

Pensez-vous que les dessinateurs et auteurs vont désormais s’autocensurer pour éviter de subir le même sort que Salman Rushdie?

Oui, je le pense. À commencer par moi-même. Je dois avouer que je m’autocensure et c’est une mauvaise pratique. J’avais écrit, il y a longtemps, une nouvelle qui s’intitule Le Cimetière des livres non écrits sur le mécanisme de l’autocensure que Salman Rushdie avait lue lors d’une rencontre littéraire à Londres. J’avais donc fait sa connaissance à cette occasion. Je suis horrifié par cet attentat et je lui souhaite un rétablissement très rapide. Salman doit continuer à écrire et à nous enchanter par son talent et son imagination.

Pensez-vous que le Coran a été détourné par les extrémistes de l’islam pour servir d’alibi à leurs actes?

Le Coran est ce qu’il est. Pour les croyants, il est la parole d’Allah, donc on ne peut rien y ajouter ni y soustraire. Il a été révélé à Mahomet à une certaine époque historique depuis longtemps révolue. Comme texte sacré, il ne doit pas servir, bien entendu, d’alibi à des actes terroristes. Sans la connaissance approfondie du Coran, je n’aurais pas pu écrire Les Filles d’Allah, ni mon essai sur la perception du prophète de l’islam dans la littérature occidentale: La Seconde Vie de Mahomet. Dans ce livre, présenté au Salon du livre de Beyrouth il y a quelques années sans aucun problème, j’ai consacré un chapitre entier aux Versets sataniques.



Quel serait votre message à ceux qui tuent au nom de la religion?

Ceux qui tuent au nom de la religion sont des meurtriers et doivent rendre compte de leur crime. Je ne cacherai pas que les applaudissements venus d’Iran pour célébrer cet horrible acte contre Salman Rushdie me révoltent. J’ai effectué récemment plusieurs voyages dans ce pays, j’ai relaté mes impressions dans mon dernier livre Voyage en Iran, En attendant l’imam caché. Voilà un pays qui vénère, à juste titre, ses poètes classiques et qui tolère, à tort bien sûr, l’assassinat de ses écrivains contemporains. J’en ai longuement parlé dans ce livre pour attirer l’attention, une fois de plus, sur la condition sine qua non de la création et de la réflexion intellectuelle: la liberté d’expression.
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