Pour pouvoir écarter le juge d'instruction Tarek Bitar, en charge de l'enquête sur l'explosion au port, le ministère de la Justice se fonde non pas sur les lois, mais sur un précédent qui ne colle pas au cas actuel.
Depuis 2019 au Liban, on ne parle que d’effondrement économique et financier ou de crise sociale, mais on évoque rarement l’effondrement moral officiel qui se manifeste à plus d’un niveau. Les conditions qui entourent l’affaire de la nomination par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’un magistrat suppléant censé prendre le relais du juge d’instruction près la cour de justice, Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, en est aujourd’hui l’exemple le plus frappant. L’exemple d’un pouvoir politique prêt à tout pour arriver à ses fins et pour se dérober à ses responsabilités.
Depuis que la politique est entrée de plain-pied dans l’enquête menée par le juge Bitar (qui a retenu la responsabilité de plusieurs personnalités politiques, administratives et sécuritaires dans l’entrée et l’entreposage au port du nitrate d’ammonium, cette matière hautement explosive qui avait fait sauter Beyrouth et causé des dégâts humains et matériels incommensurables) les blocages ne font que se succéder à coups de recours en cascade contre le magistrat. Un comportement abusif contre lequel personne ne semble avoir le courage d’agir.
Si l’on parle d’effondrement moral, c’est parce qu’au lieu d’agir contre cet abus d’ester en justice, pour faire prévaloir justement le droit, l’autorité de référence, en l’occurrence le ministère de la Justice, a choisi d’écarter le juge. Bel exemple de justice. Le motif, certes compréhensible, se rapporte aux détenus dans le cadre de l’affaire de l’explosion du port, victimes collatérales du blocage de l’enquête. Ces personnes ont parfaitement le droit d'exiger qu'on se penche sur le cas et le plus vite possible. La procédure, elle, n’est cependant ni compréhensible ni justifiée.
Concrètement, ce qui se passe aujourd’hui est que le pouvoir politique cherche à faire d’une pierre deux coups: obtenir la remise en liberté de ses proches parmi les détenus, en l’occurrence l’ancien directeur général des douanes, Badri Daher (proche du camp présidentiel) et neutraliser un juge qui dérange plutôt que d’embêter des alliés politiques. Les ministres mis en cause par le juge Bitar, notamment Ghazi Zeayter et Ali Hassan Khalil, sont proches du tandem Amal-Hezbollah. Le Hezbollah particulièrement, allié chiite du CPL, est monté contre le juge d’instruction qu’il accuse ouvertement de politiser l’enquête et qu’il aurait indirectement menacé en envoyant auprès de lui, en septembre 2021, son responsable de sécurité et de liaison, Wafic Safa. Un mois plus tard, le tandem chiite devait provoquer les incidents meurtriers de Tayyouné, à la faveur d’une manifestation contre Tarek Bitar.
Quel qu’il soit, le CSM aurait pu être sensible à l’argumentation des proches des détenus au nom desquels se sont exprimés mardi cinq députés du CPL, lors d’un entretien avec son président, Souheil Abboud. Ce qui reste incompréhensible, c’est que cette instance dont le président est réputé pour sa probité ait accepté une procédure que de nombreux juristes jugent illégales et dont le résultat direct va être de nouveaux atermoiements au niveau de l’enquête. Quel qu’il soit, le juge suppléant devra remettre les compteurs à zéro pour ce qui est des investigations, examiner des documents de milliers de pages, procéder à de nouveaux interrogatoires…..
Dans les milieux de la magistrature, on s’est abstenu de commenter la décision du CSM qui fait suite à une proposition d’Henri Khoury, ministre de la Justice et proche du Courant patriotique libre fondé par le président Michel Aoun.
De l’avis de juristes, notamment les avocats Nasri Diab et Ramzi Haykal, le CSM a eu recours à une «solution politique absolument illégale». Les deux sont d’accord sur un même point: la nomination d’un suppléant nécessite une modification de la loi.
Les textes en vigueur prévoient qu’un seul juge d’instruction est nommé pour mener une enquête. Il n’est dit nulle part que ce magistrat peut être remplacé, à moins qu’il ne se dessaisisse lui-même du dossier comme cela avait été le cas en 2005 dans l’affaire de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Harri: le juge était en voyage et s’est ainsi lui-même dessaisi du dossier.
Face à l’absence de textes pouvant justifier la décision d’écarter Tarek Bitar, le ministère de la Justice a eu recours à une entourloupe qui consiste à se fonder sur ce précédent, et à occulter les cas définis par la loi pour nommer un suppléant. Les deux situations de 2005 et d’aujourd’hui ne sont cependant pas du tout comparables. Dans l’affaire Hariri, le juge n’était plus en mesure de travailler et il était hors du pays, alors que dans celle du port, Tarek Bitar est toujours là et est parfaitement opérationnel. Sauf qu’il a les pieds et les poings liés par la trentaine de recours contre lui.
Pressé de questions à ce sujet par la chaîne locale Al-Jadeed, le ministre de la Justice s’est distingué par la faiblesse de son argumentation. A plusieurs repris, il a répété au journaliste: «Mais que voulez-vous que je fasse en présence du blocage.» «Vous écartez le juge au lieu de vous attaquer aux causes du blocage?» lui a asséné ce dernier interloqué, sans qu’Henry Khoury ne parvienne à apporter de réponse convaincante.
Pire encore, il a accusé les parents des victimes de l’explosion, qui avaient organisé en soirée un sit-in de protestation devant son appartement, d’être manipulés. «Je compatis avec eux, mais ce n’est pas de cette manière que leur dossier sera réglé. Si ceux qui les dirigent et qui leur fournissent des voitures et des gardes de corps le pensent aussi, ils se trompent», a-t-il contre-attaqué, en estimant que les parents des victimes qu'il a accusé de «faire de la politique, doivent le comprendre».
Selon lui, la décision de nommer un magistrat suppléant a été prise par le CSM mais elle ne lui a toujours pas été transférée. La deuxième étape devrait être le choix du remplaçant de Tarek Bitar. Or une inconnue persiste : quelle sera la réaction de ce dernier. «Aujourd’hui la question qui se pose est la suivante : comment le juge Bitar va-t-il accepter de transférer tout le dossier, composé de milliers de documents et de pages à un juge supposé mettre en liberté des personnes qu’il avait arrêtées sans qu’il n’ait eu la possibilité de poursuivre son travail avec eux?» s’est interrogé Nasri Diab.
«Est-ce que le nouveau juge va réellement poursuivre l’enquête ou agir seulement pour la forme afin de répondre aux exigences politiques de ceux qui l’auront nommé?» a-t-il poursuivi.
Reste à savoir si le CSM va aller jusqu’au bout de cette mascarade, sachant que pour débloquer l’enquête, si tel est effectivement le souci du ministère de la Justice, il aurait été possible, par exemple, d’accélérer la procédure au niveau du procès civil pour abus d’ester en justice intenté par le bureau d’accusation du barreau de Beyrouth contre les deux anciens ministres des Finances Ali Hassan Khalil, et des Travaux, Ghazi Zeaïter.
Depuis 2019 au Liban, on ne parle que d’effondrement économique et financier ou de crise sociale, mais on évoque rarement l’effondrement moral officiel qui se manifeste à plus d’un niveau. Les conditions qui entourent l’affaire de la nomination par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’un magistrat suppléant censé prendre le relais du juge d’instruction près la cour de justice, Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, en est aujourd’hui l’exemple le plus frappant. L’exemple d’un pouvoir politique prêt à tout pour arriver à ses fins et pour se dérober à ses responsabilités.
Depuis que la politique est entrée de plain-pied dans l’enquête menée par le juge Bitar (qui a retenu la responsabilité de plusieurs personnalités politiques, administratives et sécuritaires dans l’entrée et l’entreposage au port du nitrate d’ammonium, cette matière hautement explosive qui avait fait sauter Beyrouth et causé des dégâts humains et matériels incommensurables) les blocages ne font que se succéder à coups de recours en cascade contre le magistrat. Un comportement abusif contre lequel personne ne semble avoir le courage d’agir.
Si l’on parle d’effondrement moral, c’est parce qu’au lieu d’agir contre cet abus d’ester en justice, pour faire prévaloir justement le droit, l’autorité de référence, en l’occurrence le ministère de la Justice, a choisi d’écarter le juge. Bel exemple de justice. Le motif, certes compréhensible, se rapporte aux détenus dans le cadre de l’affaire de l’explosion du port, victimes collatérales du blocage de l’enquête. Ces personnes ont parfaitement le droit d'exiger qu'on se penche sur le cas et le plus vite possible. La procédure, elle, n’est cependant ni compréhensible ni justifiée.
Concrètement, ce qui se passe aujourd’hui est que le pouvoir politique cherche à faire d’une pierre deux coups: obtenir la remise en liberté de ses proches parmi les détenus, en l’occurrence l’ancien directeur général des douanes, Badri Daher (proche du camp présidentiel) et neutraliser un juge qui dérange plutôt que d’embêter des alliés politiques. Les ministres mis en cause par le juge Bitar, notamment Ghazi Zeayter et Ali Hassan Khalil, sont proches du tandem Amal-Hezbollah. Le Hezbollah particulièrement, allié chiite du CPL, est monté contre le juge d’instruction qu’il accuse ouvertement de politiser l’enquête et qu’il aurait indirectement menacé en envoyant auprès de lui, en septembre 2021, son responsable de sécurité et de liaison, Wafic Safa. Un mois plus tard, le tandem chiite devait provoquer les incidents meurtriers de Tayyouné, à la faveur d’une manifestation contre Tarek Bitar.
Solution illégale
Quel qu’il soit, le CSM aurait pu être sensible à l’argumentation des proches des détenus au nom desquels se sont exprimés mardi cinq députés du CPL, lors d’un entretien avec son président, Souheil Abboud. Ce qui reste incompréhensible, c’est que cette instance dont le président est réputé pour sa probité ait accepté une procédure que de nombreux juristes jugent illégales et dont le résultat direct va être de nouveaux atermoiements au niveau de l’enquête. Quel qu’il soit, le juge suppléant devra remettre les compteurs à zéro pour ce qui est des investigations, examiner des documents de milliers de pages, procéder à de nouveaux interrogatoires…..
Dans les milieux de la magistrature, on s’est abstenu de commenter la décision du CSM qui fait suite à une proposition d’Henri Khoury, ministre de la Justice et proche du Courant patriotique libre fondé par le président Michel Aoun.
De l’avis de juristes, notamment les avocats Nasri Diab et Ramzi Haykal, le CSM a eu recours à une «solution politique absolument illégale». Les deux sont d’accord sur un même point: la nomination d’un suppléant nécessite une modification de la loi.
Les textes en vigueur prévoient qu’un seul juge d’instruction est nommé pour mener une enquête. Il n’est dit nulle part que ce magistrat peut être remplacé, à moins qu’il ne se dessaisisse lui-même du dossier comme cela avait été le cas en 2005 dans l’affaire de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Harri: le juge était en voyage et s’est ainsi lui-même dessaisi du dossier.
Face à l’absence de textes pouvant justifier la décision d’écarter Tarek Bitar, le ministère de la Justice a eu recours à une entourloupe qui consiste à se fonder sur ce précédent, et à occulter les cas définis par la loi pour nommer un suppléant. Les deux situations de 2005 et d’aujourd’hui ne sont cependant pas du tout comparables. Dans l’affaire Hariri, le juge n’était plus en mesure de travailler et il était hors du pays, alors que dans celle du port, Tarek Bitar est toujours là et est parfaitement opérationnel. Sauf qu’il a les pieds et les poings liés par la trentaine de recours contre lui.
«Parents de victimes manipulés»
Pressé de questions à ce sujet par la chaîne locale Al-Jadeed, le ministre de la Justice s’est distingué par la faiblesse de son argumentation. A plusieurs repris, il a répété au journaliste: «Mais que voulez-vous que je fasse en présence du blocage.» «Vous écartez le juge au lieu de vous attaquer aux causes du blocage?» lui a asséné ce dernier interloqué, sans qu’Henry Khoury ne parvienne à apporter de réponse convaincante.
Pire encore, il a accusé les parents des victimes de l’explosion, qui avaient organisé en soirée un sit-in de protestation devant son appartement, d’être manipulés. «Je compatis avec eux, mais ce n’est pas de cette manière que leur dossier sera réglé. Si ceux qui les dirigent et qui leur fournissent des voitures et des gardes de corps le pensent aussi, ils se trompent», a-t-il contre-attaqué, en estimant que les parents des victimes qu'il a accusé de «faire de la politique, doivent le comprendre».
Selon lui, la décision de nommer un magistrat suppléant a été prise par le CSM mais elle ne lui a toujours pas été transférée. La deuxième étape devrait être le choix du remplaçant de Tarek Bitar. Or une inconnue persiste : quelle sera la réaction de ce dernier. «Aujourd’hui la question qui se pose est la suivante : comment le juge Bitar va-t-il accepter de transférer tout le dossier, composé de milliers de documents et de pages à un juge supposé mettre en liberté des personnes qu’il avait arrêtées sans qu’il n’ait eu la possibilité de poursuivre son travail avec eux?» s’est interrogé Nasri Diab.
«Est-ce que le nouveau juge va réellement poursuivre l’enquête ou agir seulement pour la forme afin de répondre aux exigences politiques de ceux qui l’auront nommé?» a-t-il poursuivi.
Reste à savoir si le CSM va aller jusqu’au bout de cette mascarade, sachant que pour débloquer l’enquête, si tel est effectivement le souci du ministère de la Justice, il aurait été possible, par exemple, d’accélérer la procédure au niveau du procès civil pour abus d’ester en justice intenté par le bureau d’accusation du barreau de Beyrouth contre les deux anciens ministres des Finances Ali Hassan Khalil, et des Travaux, Ghazi Zeaïter.
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