Loïc Barrière, l’écrivain idéaliste aux antipodes du journaliste
Avec l'effondrement épouvantable du Liban, nombreux.ses sont les démuni.e.s et les sans-papiers tenté.e.s par la traversée clandestine, préférant échapper à leur sort, au péril de la mort. Voyage clandestin de l'écrivain et journaliste Loïc Barrière constitue le premier roman sur l'immigration clandestine en langue française, adopté de surcroît par les lycées français.

Né en 1967, à Rouen, Loïc Barrière est l'auteur de plusieurs ouvrages littéraires dont trois romans édités aux éditions du Seuil. Voyage clandestin, publié en 1998, raconte l'histoire d'un jeune Algérien, Adel, vivant près d'Aghadir,  qui tente d'échapper à la misère. Après un long périple jalonné de dangers, il arrive à Paris et se lance dans divers boulots pour gagner son pain. Son destin bascule quand un banal contrôle de police le réduit à la condition de prisonnier. Sa traversée clandestine finit par le propulser dans le désespoir. Le deuxième roman de l’invité de «Libre comme un livre»,  Quelques mots d’arabe, raconte l'arrivée d'un Français au Maroc, Gaël,  pour essayer de sauver un ami, Mohammed, qui a lancé un cri de détresse. Gaël, qui avait été profondément secoué par le suicide d'une amie, Farida, constate la solitude et le désespoir des jeunes à Aït Boujeloud. Il lui semble qu'ils ne possèdent aucune issue en dehors «du shit, de l'islamisme ou du suicide». Entretien avec un écrivain habité par ses idéaux, souvent aux antipodes du journaliste.



 

Vous avez exprimé le désir d'apprendre l'arabe. Pour un Français, ce n'est pas très commun. Vous avez même abandonné vos cours de violon pour les remplacer par des cours d’arabe. Qu’est-ce qui a provoqué et nourri ce désir?

J’ai grandi dans une ville de la banlieue rouennaise et, à l’âge de onze ans, j’ai découvert que la plupart de mes camarades étaient d’origine algérienne. Je me suis ainsi familiarisé avec les mots arabes. Notre premier voyage avec mes parents était pour Marrakech. Tout a commencé dans un restaurant, mes parents ayant sympathisé avec une famille marocaine qui déjeunait à la table d'à côté. Fasciné par la calligraphie arabe,  j’ai demandé au petit garçon de nos voisins de table, de m'écrire quelques mots en arabe. Le temps a passé et l'envie de déchiffrer les mystères de la langue arabe est restée intacte. Je voulais en savoir davantage sur l’Histoire de l'Algérie, les relations compliquées entre la France et l'Algérie. Je désirais voyager à travers une langue. Je me suis orienté vers une école destinée aux enfants de l'immigration pour apprendre l'arabe avec une copine, fille d’émigrés. Mon amie a vite fait de sécher les cours, alors que je les ai suivis assidûment, de 13 ans jusqu'au bac. Dans le programme, il y avait également une initiation à la religion islamique. On ne m'a rien imposé mais je voulais découvrir à quoi ressemblaient les prières musulmanes. Petite parenthèse, je ne suis pas un grand arabisant, pas plus qu’un orientaliste. C'est dû au grand respect que m'inspire l'apport de l'immigration en France. Les autres élèves connaissaient l'arabe dialectal. Moi je n'avais aucune référence, aucune traduction. J’ai proposé à mon professeur la méthode Assimil. Des années plus tard, j'ai rencontré l’auteur de cette méthode que j’ai interviewé.

Un quart de siècle après votre premier roman, Voyage clandestin, qui raconte la tentative d’un sans-papiers algérien d'échapper à la misère, comment vous situez-vous? En sympathisant, en adjuvant de leur quête, ou êtes-vous plutôt sensible au revers de la médaille?

Dans mon roman, je raconte l'histoire d'une personne que j'ai connue en Algérie et qui s'est retrouvée par la suite sans papiers en France. Il se trouve que ce roman est le premier écrit en langue française sur l'immigration clandestine. Quand j'ai appris que mon ami a été détenu et incarcéré car il ne possédait pas de papiers, cela me fit l'effet d'un choc. C'est comme s'il était un voleur ou un criminel! À cette époque, l'immigration clandestine ne constituait pas un sujet dont on se souciait. Il a fallu attendre le milieu des années 90 pour que l'on attaque ce thème dans les médias. L’idée fondamentale du livre, c'est qu'un Français pouvait aller en Algérie alors qu'un Algérien ne pouvait pas venir en France. La planète devrait être accessible à tous. Je parle en tant qu'écrivain obsédé par l'égalité. Je me défends de commenter l'actualité, mon devoir de journaliste exigeant de moi l'impartialité. Ce n'est donc pas légitime pour moi de donner mon avis sur les questions politiques. J'ai mes opinions, parfois assez tranchées comme tout le monde, mais je les garde pour moi et dans mon cercle étroit. En tant qu'écrivain, je rêve d'un monde plus ouvert. On a tendance à considérer qu'un Algérien à Paris est un migrant, alors qu'un Américain est un touriste. Malheureusement, les nationalités ne donnent pas droit aux mêmes droits.



Y a-t-il un message précis que vous adressez ou juste une dénonciation?

Je ne fais pas d’acte de militantisme politique à travers ce roman. Je raconte une histoire avec les émotions qu’elle véhicule. Le lecteur se l'approprie et en fait ce qu'il veut. Étant continuellement invité dans les écoles pour animer des rencontres ou donner des conférences sur ce sujet, le meilleur compliment qui me soit parvenu est celui d'un étudiant. Il m’a confié que j’ai changé son regard sur les immigrés. Le pouvoir du roman est de créer des personnages auxquels on s'attache, on s'identifie, ce qui a la vertu de nous abreuver à d'autres sources que celles des essais ou des médias. Le rêve d'un ailleurs n'est pas réservé uniquement aux Occidentaux. On peut facilement imaginer un Malien venir à Paris pour faire du tourisme sans qu’il soit accusé de vouloir «voler» le travail des Français ou profiter des aides sociales.


Ce que vous avancez ne paraît-il pas utopique, avec le mouvement actuel d'immigration massive vers l'Europe?

Je suis utopique et je le revendique. Nous devons trouver des moyens pour arriver à un monde meilleur. Je sais qu'il y a une grande partie des Occidentaux qui sont extrêmement hostiles à l'immigration. Quand on dit «les migrants» ou «les immigrés», on oublie qu'il y a des individus derrière chaque personne, des tentatives de se reconstruire. En tant que journaliste, j'interroge les politiciens et je constate que «ma naïveté de romancier» se heurte à la réalité géopolitique.



Votre second roman, Quelques mots d'arabe, est inspiré d'événements de votre enfance qui ont eu un grand impact sur vous, puisque vous avez entrepris des voyages en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Mauritanie, en Égypte, en Syrie et au Liban. Était-ce une sorte d'engagement que vous avez voulu honorer par l'exploration et l'écriture?

Enfant, j'ai toujours rêvé de parcourir le monde. Je suis allé également en Asie, au Canada, aux États-Unis. Certaines vertus du monde arabe ont été les vertus du monde occidental dans le passé, mais aujourd'hui elles ont un peu disparu: une certaine convivialité, un rapport différent à la famille, un rapport au temps différent. Beaucoup de modifications entraînent le monde à se globaliser, mais ce qui fait le charme de toutes les cultures ne disparaît pas avec les nouvelles technologies. Dans Quelques mots d'arabe, j'avais envie de raconter le parcours d'un Français qui, comme moi, apprend l'arabe et arrive à voyager, à découvrir grâce à l’intercession de la langue qui dresse des passerelles. En Mauritanie, dans les familles où j'allais, on ne parlait pas français. En Syrie, j'ai souvent parlé en arabe. Ce sont des voyages extraordinaires et inoubliables pour moi. Le Liban aussi, mais chez vous, je parlais ma langue maternelle. Dans les journaux que je présente, quand survient un événement dans le monde arabe, je suis catapulté devant des paysages, je revois des visages, je me souviens de certaines rues et je suis attristé par les malheurs qui frappent des pays arabes.

Ces rapports que vous avez voulu incessamment dépassionner, ne sont-ils pas aujourd'hui aigris, conflictuels? Ne faut-il pas regarder la vérité en face?

Je pense que la forte immigration arabe en France est une chance. Les Français d'origine maghrébine sont les ambassadeurs du pays d'origine et du pays d'accueil. C’est la France à travers les deux rives de la Méditerranée! Un Français d'origine algérienne sera toujours français quand il sera en Algérie. Notre population métissée culturellement, je la considère comme féconde. D’un point de vue géopolitique, il y a des soubresauts sur lesquels je ne m'étendrai pas car ils sont conjoncturels. Les relations entre ces pays sont centenaires, millénaires et c'est beaucoup plus fort que les péripéties politiques. Ce qui me désole, c'est qu'en France, on ne parle pas assez des relations anciennes au sein de la Méditerranée. On a l'impression que tout se résume à la date du 11 septembre ou à la guerre d’Algérie. Est-ce que les Français savent que Saint-Augustin est né en Algérie? Il faut regarder l'Histoire de la Méditerranée sur le temps long et non pas à travers le prisme des tensions géopolitiques qui ne durent qu'un temps. Les relations entre le nord et le sud de la Méditerranée dépassent les nouvelles relayées par la presse. Il faut cultiver la connaissance de l'autre et inciter les Français à connaître l'histoire du monde arabe, de la Méditerranée.



Vous êtes un connaisseur de la politique libanaise et un grand ami du Liban. Le monde a abandonné le pays des Cèdres, même ses amis les plus dévoués, ceux qui l'ont aidé à édifier le Grand-Liban. Idem pour les Nations unies qui ne réclament pas l'application des résolutions internationales. Le Liban est en plein naufrage. Les Libanais.e.s ont tout essayé,  mais «la loi du plus fort reste la meilleure»…

Au Liban, il y a des institutions, une liberté d'expression, tout ce qui constitue une démocratie, mais la loi est continuellement bafouée et les coupables impunis. Ça ne concerne pas uniquement le Liban, mais de très nombreux pays à travers le monde. À partir du moment où l'État de droit n'est pas respecté, tout peut se déliter. Le Liban était perçu comme la Suisse du Moyen-Orient et depuis quelques années, il vit une crise effroyable dans une espèce d'indifférence. Comment les Libanais arrivent-ils à survivre? Ce qui se passe au Liban devrait nous alerter tous! Les cataclysmes qui secouent le Liban montrent que rien n'est certain, rien n'est acquis. Tenez, par exemple, le Liban a de gros problèmes d'électricité, et bien, c'est en train d'arriver en France! Vous avez des problèmes insurmontables d'inflation, le monde entier est touché de plein fouet par la crise économique! Je pense que nous sommes une grande famille embarquée dans le même bateau et quand l'un des membres flanche, on devrait accourir à son secours. Même d'un point de vue égoïste, ne pas porter assistance au Liban, c'est provoquer notre propre chute par la suite. Si le Liban ne se relève pas, le monde lui aussi ne s'en sortira pas. Ce qui se passe actuellement, c'est de la non-assistance à un pays en danger. On ne peut pas laisser tomber le Liban, ni les Libanais. C'est un devoir d'humanité, de solidarité. Je pense  aux propos du pape Jean-Paul II: «Le Liban est plus qu'un pays. C'est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l'Orient comme pour l'Occident.» Le monde ne peut pas se permettre d'assister à l'effondrement du Liban sans rien faire ni rien dire.

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