Hassãn-Tabet Rifaat : Toute personne déjà éprouvée devrait être frappée d'inéligibilité
©«Un flibustier ne peut pas lutter contre la corruption, qui est son oxygène», affirme Hassãn-Tabet Rifaat.
A l'occasion de la Journée internationale de la lutte contre la corruption, l'ancien président de l'Inspection centrale, Hassãn-Tabet Rifaat, préconise, dans un entretien à Ici Beyrouth, dont il est membre du conseil stratégique, que «toute personne déjà éprouvée au pouvoir soit frappée d'inéligibilité». «Cela peut faire sursauter, mais à partir du moment où vous avez une tumeur dans un organisme vivant, il faut aller vers la chirurgie», souligne l'ancien magistrat et ancien professeur de libertés publiques à l'Université Saint-Joseph.

Ici Beyrouth : Le 9 décembre a été déclaré Journée internationale de lutte contre la corruption. Quand nous parlons de corruption, de quoi parlons-nous exactement?

Hassãn-Tabet Rifaat : La corruption est une appellation générique qui couvre plusieurs réalités, lesquelles tournent toutes autour de l’origine étymologique latine corrumpere, «quelque chose qui est gâté». Si l'on envisage l’administration et que l'on parle de corruption de fonctionnaire, c’est le fait que le fonctionnaire prenne ses décisions contrairement aux règles de l’éthique qui s’imposent a lui. Il peut le faire pour différentes raisons qui peuvent être financières ou politiques, comme faire plaisir à son patron, obéir à son parti, etc. - et les deux peuvent se combiner.
Sur le plan pénal, qui se base sur la règle essentielle nullum crimen sine lege ou pas de délit sans lois, s’il n’y a pas de texte législatif qui définit avec une précision extrême ce qu’est la corruption, la corruption en elle-même n’est pas un délit. Mais il y a des délits prévus par le code, comme le trafic d’influence ou le délit de concussion, qui rejoignent l’idée d’un comportement qui est gâté par rapport à la règle de l’éthique. Et, à ce moment-là, chaque délit est spécifié et a une peine en elle-même.
Or, si vous attrapez un fonctionnaire, il n’est pas facile de le condamner pénalement si ce que vous lui reprochez ne correspond pas à l’un des délits précisément inscrit dans le code. Tous ces délits qui sont en général considérés comme de la corruption ont pour conséquence ce qu’on appelle communément l’enrichissement illicite. Malheureusement, le fonctionnement de la poursuite pour enrichissement illicite fait défaut dans les moutures des différentes lois depuis les années de 1950 jusqu’à ce jour.

Ici Beyrouth : Le Liban a-t-il besoin de nouvelles lois pour lutter contre la corruption ou faut-il juste que ces lois soient appliquées?

Hassãn-Tabet Rifaat : Nous avons un code pénal qui sanctionne beaucoup de délits, lesquels sont sous le chapiteau «lutte contre la corruption». Mais compter uniquement sur le pénal pour lutter contre la corruption n’est une solution que pour une administration ou un pays en bonne santé.

Aujourd’hui, ce qui complique la donne, c’est la situation économique et la chute de la livre libanaise. Il nous faut beaucoup de saints parmi les fonctionnaires, les agents de sécurité et les militaires pour ne pas être tentés... La tentation est plus forte aujourd’hui. Au niveau de la fonction publique dans tous les services de l’Etat, il faut des incorruptibles foncièrement incorruptibles, sinon la corruption risque de faire tache d’huile et il deviendra quasiment impossible de lutter. Si vraiment le gouvernement veut lutter contre la corruption, la première arme, avant l’amélioration de l’arsenal juridique, devrait être l’amélioration des conditions de vie des fonctionnaires, des agents de sécurité et des magistrats. Si les administrations ne fonctionnent qu’un jour par semaine, tout l’arsenal juridique est bloqué. Il ne faut pas oublier que la technique du pénal contre la corruption est une lutte qui prend du temps. On voit très bien ce qui arrive aujourd’hui au niveau de l’enquête sur la double explosion du port de Beyrouth. Les règles de procédure imposent des délais. De plus, au pénal, même si vous présentez des caisses de preuves et d’enregistrement, le juge pénal peut ne pas être convaincu et relaxer l’accusé.
Partant, compter uniquement sur le pénal n'est pas un moyen efficace pour lutter contre la corruption. Il faut commencer par modifier le recrutement à la fonction publique avant de penser au changement de textes pour l’avenir.
Maintenant, pour poursuivre les délits et crimes du passé comme l’enrichissement illicite, il faut à tout prix suspendre la prescription. Il faut également que toute personne qu’on a déjà éprouvée soit frappée de capitis deminutio, c’est-à-dire ne plus être éligible. Cela peut faire sursauter, mais à partir du moment où vous avez une tumeur dans un organisme vivant, il faut aller vers la chirurgie. Au Liban, malheureusement, si on dépasse les titres et les slogans, le droit positif actuel est composé d’un tas de règles et de procédures qui sont des garanties pour les corrompus qui sont là depuis un demi-siècle. On le voit bien dans l’instruction sur la double explosion du port de Beyrouth, avec toutes ces demandes d’autorisations et toutes ces immunités.

Ici Beyrouth : En 2018, tous les candidats avaient promis de lutter contre la corruption s’ils venaient à être élus. Or, rien n’a été fait. Selon vous, si les électeurs veulent élire une personne qui promet de se battre contre la corruption, selon quels critères doivent-ils choisir?

Hassãn-Tabet Rifaat: Il faut que les candidats nous donnent des détails sur ce qu’ils comptent faire pour lutter contre la corruption. Par exemple, il faut que les candidats disent clairement qu’ils veulent dévoiler les secrets liés à la corruption dans le secteur de l’électricité ou dans toute autre secteur. Il faut que l’opinion publique, les médias et les réseaux sociaux exigent de ces candidats une feuille de route de leur lutte secteur par secteur. Aussi, la lutte contre la corruption ne se limite pas aux politiciens et aux fonctionnaires. Il faut à tout prix se pencher sur les banques et comment elles ont appliqué la loi, ainsi que les différents cartels, comme par exemple les importateurs de carburants.
Il faut surtout que celui qui lutte contre la corruption soit psychologiquement allergique à la faute et à la concussion. Un flibustier ne peut pas lutter contre la corruption, qui est son oxygène. Il faut des personnes chez qui la haine de la faute et la haine de l’argent mal gagné sont innées. Et ces personnes existent.

 
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