Deux présidents et un rappel à l’ordre
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Ils ne devaient pas être beaux à voir, nos deux présidents Nabih Berry et Nagib Mikati. Eux qui venaient de recevoir, le 4 de ce mois d’octobre, en leurs sièges respectifs, le ministre iranien des Affaires étrangères, Monsieur Abbas Araghchi. C’était comme si ce dernier s’était déplacé en personne depuis Téhéran pour sermonner deux écoliers pris en faute. Sinon pour les discipliner. Le fait est avéré en dépit des dénégations de certaines officines(1). Et c’est à se demander si, dans la foulée, ce représentant du guide suprême, Ali Khamenei, n’allait pas, lors de son bref passage à Damas, rappeler Bachar el-Assad à l’ordre. Le président syrien s’était-il rendu coupable d’indélicatesses ou avait-il fait aux Iraniens un enfant dans le dos? À l’évidence, il avait jusque-là refusé d’appliquer, pour ce qui est des territoires relevant de sa souveraineté, la doctrine de “l’unité des fronts” prônée par Téhéran. Et, de fait, il n’y eut rien de conséquent à signaler sur la ligne du Golan annexé, alors que Gaza et le Liban étaient soumis quotidiennement à l’épreuve du feu.

Unité des fronts, distanciation et isolationnisme

Cette doctrine de wahdat al-sahat a coûté la vie à Hassan Nasrallah le 28 septembre dernier. D’après le Washington Post, le Hezbollah, sur instruction iranienne, avait refusé de signer un cessez-le-feu séparé avec Israël, c’est-à-dire avant qu’un cessez-le-feu similaire ne fût conclu à Gaza. Le sayyed ne pouvait s’accommoder de cette “dissociation”, pour employer le jargon d’usage, ses commanditaires l’ayant ouvertement récusée. Ayant décliné cette proposition américaine qui l’aurait épargné ainsi que sa communauté, Hassan Nasrallah fut exécuté de sang-froid, lui qui était dans la ligne de mire du Mossad depuis des années.

En somme, tout tourne encore autour de la sempiternelle accusation d’isolationnisme (al-in’izaliya) qui colle à l’entité libanaise, depuis l’époque nassérienne, et peut-être même depuis le Mandat français. L’indépendance de notre destin national et de notre politique étrangère a toujours été perçue par nos frères arabes comme une trahison. Toute “dissociation” serait un coup fourré porté à la solidarité arabe par le prétendu “exceptionnalisme” libanais, cette agacerie allant jusqu’à la provocation. Or notre spécificité a toujours consisté à ne pas nous laisser entraîner dans des spirales infernales déclenchées par les surenchères publiques et les populismes de tout acabit.

Un pouvoir délocalisé

Faut-il le rappeler, l’épicentre du pouvoir au Liban est en déshérence depuis des années. Et le rapport de force l’avait insensiblement déplacé à Dahiye, où il allait se cristalliser au gré de la mainmise du Hezb sur le pays profond et ses institutions. Et, détrompez-vous, Aïn al-Tineh, siège du président de l’Assemblée, ne servait que de boîte aux lettres au secrétariat général du Hezbollah. Cette délocalisation de l’autorité de l’État et de son pouvoir exécutif était perceptible à l’œil nu. Concomitamment, le siège de Baabda, et bien avant qu’il n’ait été évacué par ses derniers occupants, n’était plus que le palais présidentiel des intermezzos protocolaires, des jeux de rôle et des combinazione qui devaient assurer la carrière future de Gebran Bassil. Quant au Grand Sérail, supposé bastion des sunnites, il ne vivait que dans la crainte d’une marée montante, comme celle de l’incursion de 2008 qui imposa sa volonté aux quartiers ouest de la capitale et à l’État émasculé.

L’occasion qui fait le larron

Mais, aussitôt Hassan Nasrallah disparu, les élèves longtemps brimés se sont mis à chahuter. De fieffés sacripants! Onze jours ont suffi à les libérer. Dès le 2 octobre, Berry, Mikati et Joumblatt se retrouvaient à Aïn al-Tineh pour appeler au cessez-le-feu et au déploiement de l’armée dans le Sud, en application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies. Puis, comme si le destin rétropédalait, dès le lendemain, le susdit président du Conseil sortant accourait auprès du Patriarche maronite. Il devait bien se rattraper, faire amende honorable et assurer le prélat de ses intentions louables, lui qui avait récemment traité les chrétiens de quantité négligeable(2). Drôle de retournement et impayables girouettes, maintenant que le sayyed a été écrasé sous les décombres, et que la menace pèse moins sur les protagonistes du drame et autres comparses. Il n’empêche que l’initiative n’allait pas être du goût des Iraniens, qui dépêchèrent aussitôt le chef de leur diplomatie dans notre capitale pour nous rappeler les “articles de leur Loi”. Ce qui fit dire à Mouna Fayad, si perspicace dans ses analyses des rapports entre la communauté chiite libanaise et le régime des ayatollahs, que le ministre Araghchi voulait la guerre et ne la voulait pas. D’après elle, ce dernier pousserait le Hezbollah à commettre un suicide en poursuivant de vains combats, alors qu'en revanche, il réserverait à l’Iran la latitude de “faire preuve de patience stratégique et d’exercer un repli tactique”.  Et, par conséquent, Téhéran pourrait éviter l’affrontement décisif tant que les circonstances ne s’y prêteraient pas.

Prendre des risques pour la liberté

Le périple d’urgence qui amena Abbas Araghchi à Beyrouth devait le confirmer dans ses préjugés d’Aryen vis-à-vis des peuplades sémites. Il aurait pu s’exclamer: “Quelle engeance ces Arabes; la fourberie de ces bédouins dépasse l’entendement. On investit en eux des décennies durant et ils nous lâchent à la première occasion.” En effet, les deux présidents libanais, soutenus par Walid Joumblatt, pouvant désormais souffler depuis la vacance du pouvoir à la tête du Hezb, s’étaient permis des libertés en agréant de leur propre chef les dispositions de la résolution 1701. Leur triumvirat improvisé avait oublié ou feint d’oublier que nous, Libanais, n’étions pas libres chez nous, et que certains de nos dirigeants avaient vendu leur âme au diable!

Arriva ce qui devait arriver au titre des remontrances. Or le camouflet iranien n’aurait jamais été administré à nos dirigeants sous l’empire du “maronitisme politique”. Pour preuve, Camille Chamoun n’avait pas cédé à Nasser (3), pas plus que n’avaient cédé à Hafez el-Assad les présidents Amine Gemayel(4) ou René Moawad(5). Ce dernier, à l’achèvement de “l’époque émancipée”, fut assassiné pour avoir dit non à Abdel Halim Khaddam et, à travers lui, à son maître, le Bismarck des Arabes.

En conclusion, c’est à croire que la servitude est l’apanage de la République de Taëf et de ses succédanés. Quand ce n’étaient pas des officiers syriens établis à Anjar qui dictaient leurs exigences à nos dirigeants, ce sont des ministres iraniens qui se déplacent par avion pour nous faire la leçon ou nous souffleter.

Doit-on pour autant regretter la Marouniya siassiya? Mais non, voyons, il y a autant de plaisir à obéir qu’à commander, et autant d’honneur à être asservi qu’à être souverain!

P.S.: Un officiel iranien a débarqué à Beyrouth ce mercredi 10 octobre pour rencontrer le président Berry. C’est le second en l’espace de cinq jours. Allez savoir quelles instructions il apporte!

(1) Walid Joumblatt n’a pas manqué de persifler, à cet égard, en ces termes: “Un visiteur (le ministre iranien) de passage s’est autorisé de nous donner des leçons dans le domaine de la résistance. Alors que c’est plutôt à nous de lui en donner… nous, qui avons une si large expérience en la matière.”

(2) “Rien que 19% de la population”, vous en souvenez-vous?

(3) Ni en 1956 lors de la crise de Suez, ni en 1958 lors des fameux hawadeth.

(4) Amine Gemayel, président de la République, refusa de donner son contreseing à l’Accord tripartite de 1985 conclu sous l’égide de Damas, Accord qui réduisait les pouvoirs du président de la République.

(5) Le président fraîchement élu se préparait à nommer Salim al-Hoss au poste de président du Conseil des ministres, quand Abdel-Halim Khaddam arriva à Ehden et exigea la désignation de Rafic al-Hariri. Une séance houleuse s’ensuivit! Quand j’y songe… Ce fut le mardi 7 novembre 1989.

 

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