L'Eglise maronite prisonnière de sa mémoire
Le siège de l'église maronite à Bkerké. ©This is Beirut

Les massacres de 1860 restent, dans la mémoire de certains chrétiens du Liban, une plaie non refermée, une arête dans la gorge. L'amer souvenir de cette sauvagerie a resurgi à l’occasion de la canonisation des frères Massabki, morts en martyrs à Damas, dans la nuit du 9 au 10 juillet 1860. Que s’est-il passé au juste, pour que plus de 20.000 chrétiens, dont une bonne moitié de maronites, aient été égorgés sans merci par des groupes fanatisés de druzes et de musulmans, agissant sous la protection des gouverneurs et des Janissaires ottomans?

Le contexte dans lequel se produisent ce qu’on a appelé “les massacres de Damas” est complexe et riche de leçons. Voici comment Henry Laurens, professeur au Collège de France, grand spécialiste du Moyen-Orient, explique les choses: “En raison des mutations socio-économiques, les populations chrétiennes croissent fortement au cours du XIXe siècle (…). En outre, elles disposent par le déploiement missionnaire d’un meilleur accès à l’enseignement moderne et donc, qualitativement, elles sont avantagées sur le marché des fonctions (NDLR: c’est nous qui soulignons). Enfin, sous la pression des opinions publiques occidentales, elles deviennent un marqueur de modernité: bien traiter les communautés non musulmanes prouve un rapport politique civilisé à la population (…). Les affrontements entre druzes et chrétiens prennent alors place dans une lecture confessionnelle de la région. Les massacres de 1860 sont le résultat de la frustration relative des groupes musulmans locaux à l’égard de ceux perçus comme favorisés par les réformes, les mutations récentes des jeux de fortunes et l’intervention d’acteurs externes.”

Cette synthèse est certes trop brève, mais elle est surtout considérée comme trop “froide”. Il lui est reproché d’occulter les souffrances vécues par les victimes et de déculpabiliser les responsables de ces pogroms en détournant l’attention du lecteur des effets, vers ses causes. Ceux qui réfléchissent de la sorte, en général, font resurgir dans leurs récits la haine et leur désir de vengeance, leur refus d’oublier.

Pourtant, du point de vue psychologique et mental, c’est exactement ce qu’il faut faire pour déconnecter le lecteur du cercle vicieux de la mémoire traumatisée, et de la reconnecter à son environnement humain actuel. En somme, de la ramener du passé au présent et à la promesse de nouveaux liens sociaux, d’une nouvelle histoire.

Et c’est exactement ce que le pardon fait. C’est l’hygiène mentale à laquelle la foi chrétienne nous exhorte et nous conduit. Mais dans le récit du martyre des frères Massabki, cet élément fait défaut.

On rapporte au sujet de Francis Massabki, l'aîné et le plus en vue des trois frères, que les mercenaires venus l’égorger en pleine église lui proposèrent de la part de leur maître de devenir musulman. En échange, ils lui promirent la vie sauve, à lui personnellement ainsi qu'à toute sa famille, et le remboursement d’une forte somme qu’il avait prêtée à l’un des instigateur des émeutes antichrétiennes.

Et lui de leur répondre dignement: “Cheikh Abdallah peut garder mon argent. Vous pouvez prendre ma vie. Mais ma foi, nul ne peut me l’arracher. Je ne peux renier mon Dieu. Je suis chrétien.” Il mourut, lardé de coups de poignards et de hache.

Ainsi, en véritable martyr, Francis Massabki rendit effectivement témoignage par la parole et par le sang. Mais le récit de son martyre omet le pardon. Et c’est justement cette omission qui alimente la mémoire traumatique. Or le pardon chrétien n’est pas optionnel. L’amour des ennemis n’est pas optionnel. C’est une dimension essentielle de tout martyre et de toute mémoire. Sur la croix, Jésus a pardonné à ses bourreaux – aussi bien à ceux qui l’exécutaient qu’à leurs commanditaires, le gouverneur romain et le Sanhédrin. En outre, il ne s’est pas contenté de le faire, il a dit pourquoi: “Parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.” Une parole que l’on peut rephraser de la sorte: parce qu’ils ne savaient pas ni qui ils crucifiaient, ni la portée de ce qu’ils faisaient. Celle-ci allait apparaître par la suite. Le diacre Étienne, raconte les Actes des Apôtres, fut l’un des plus grands imitateurs du Christ. “Ne leur impute pas ce péché”, pria-t-il, en expirant sous les pierres de ceux qui le lapidaient.

 Il est indispensable de dépassionner nos mémoires si l’on veut se hisser véritablement au rang du martyr, si l’on veut imiter le Christ. Et l’analyse de l’historien Henry Laurens nous en montre la voie: elle montre comment, en raison des circonstances, on est passé d’une “lecture religieuse” de la foi à une “lecture confessionnelle”. C’est le chemin inverse que l’Église maronite, mais en fait toute Église, est aujourd’hui et tous les jours invitée à faire, pour ne pas être prisonnière de sa mémoire.

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