L’échec d’un projet et non d’une communauté
©KAWNAT HAJU / AFP

La reddition de comptes est une démarche très peu courante dans la vie politique libanaise. Et pour cause: les réalités sociétales qui caractérisent le tissu social du pays du Cèdre, plus spécifiquement les allégeances communautaires, régionales, familiales, tribales, féodales et partisanes, sont profondément ancrées – et l’ont toujours été – dans le quotidien des Libanais. Il en résulte qu’il est excessivement rare que l’opinion publique au Liban réclame des comptes à un leader ou à un parti qui a lamentablement échoué dans son action et dont la ligne de conduite a débouché, de plus, sur des retombées désastreuses à plus d’un niveau et dans plus d’un domaine. Il reste que lorsque ces retombées dépassent l’entendement, il devient impératif, pour la construction de l’avenir, que la reddition de comptes soit mise sur le tapis. Cela s’applique particulièrement, dans le contexte présent, au cas unique du Hezbollah.

L’initiative prise le 8 octobre 2023 par le parti pro-iranien de réactiver le front du Liban-Sud sur instruction du wali el-faqih Ali Khamenei – comme l’a relevé récemment, fort à propos, le président Emmanuel Macron – a eu des conséquences cataclysmiques trop graves pour être occultées et minimisées dans la phase de l’après-guerre. La population libanaise endure en effet, jour après jour, depuis plus d’un an, des épreuves inhumaines à plus d’un égard. Le pays n’en avait pas connu de semblables depuis la Grande famine du début du siècle dernier. La responsabilité historique de la débâcle dans laquelle le Liban a été entraîné n’échappe à personne; le chef de l’Élysée l’a d’ailleurs explicitement pointé du doigt en dénonçant le régime iranien qui, “pour se protéger lui-même”, a poussé le Hezbollah à rouvrir le front du Sud, a précisé le président Macron.

L’actuelle aventure guerrière enclenchée le 8 octobre 2023 est d’autant plus méprisable et irresponsable (dans toute l’acception du terme) que les mollahs de Téhéran (plus précisément l’aile radicale du régime), et avec eux le directoire du Hezbollah, n’ignoraient certainement pas que le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, est loin d’être un enfant de chœur. Ils n’ignoraient sûrement pas que l’aviation israélienne bénéficie d’une maitrise totale et absolue du ciel dans tout le Moyen-Orient, jusqu’en Iran.

Les deux directoires de la République islamique et de son fidèle allié libanais ne pouvaient pas, en outre, ne pas être conscients d’une réalité amère, en l’occurrence qu’un univers technologique les sépare de l’État hébreu, que l’armée israélienne a une puissance de feu inégalée dans la région et, surtout – c’est là le point le plus grave –, ils savaient pertinemment qu’aucun abri n’avait été aménagé pour protéger la population (d’innombrables tunnels pour les miliciens, oui, mais des abris pour les civils, non…) et, cerise sur le gâteau, aucune structure d’accueil solide n’avait été prévue et planifiée en amont pour accueillir d’éventuels déplacés. Mais qu’importe: toutes ces considérations ne pèsent pas vraiment dans les calculs géostratégiques et les desseins du régime des mollahs qui n’a visiblement aucun scrupule à mener son combat jusqu’au dernier Libanais, jusqu’au dernier chiite…   

Le pays du Cèdre paye aujourd’hui le prix de la faillite annoncée du projet khomeiniste qui n’a pas su – et qui ne pouvait pas, en raison de son dogmatisme sectaire – s’adapter au pluralisme et à la complexité des sociétés environnantes, tant sur la scène libanaise que dans la région. Mais, dans le cas particulier du Liban, un discernement s’impose aujourd’hui: nous nous trouvons devant l’échec d’un projet et non d’une communauté. L’idéologie et la charte fondatrice du Hezbollah – basées sur la wilayat el-faqih – sont certes incompatibles avec les spécificités et le pluralisme du pays du Cèdre, mais cela ne signifie nullement qu’il faudrait faire payer aux voix chiites libres le prix des égarements et des aventures suicidaires de l’aile radicale télécommandée par les Gardiens de la révolution islamique.  

Plusieurs courants de pensée au sein de la communauté chiite – exprimés plus particulièrement par Mohammed Mehdi Chamseddine, Moussa Sadr, Mohammed Hussein Fadlallah, Hani Fahs et bien d’autres dignitaires libéraux – ont contesté il y a fort longtemps les fondements de la ligne de conduite khomeiniste. En outre, certains partisans éclairés du Hezbollah ont soutenu le parti chiite par adhésion uniquement à l’idée, vague, de “résistance”, sans pour autant appuyer le projet de société et l’idéologie de la formation pro-iranienne.

À l’ombre du contexte explosif actuel et des graves dangers qui peuvent encore poindre à l’horizon, il serait salutaire d’être à l’écoute de ces dignitaires, de ces courants et cadres chiites libéraux. Et cela, quelle que soit la tournure que prendra, tôt ou tard, l’inévitable débat interne sur un nouveau contrat social et une nouvelle formule libanaise, qu’elle prenne la forme d’une décentralisation financière élargie, d’une fédération, d’un attachement à Taëf ou tout autre système politique.

Inversement, les cadres chiites qui soutiennent le Hezbollah dans une optique de “résistance” sans adhérer aux fondements idéologiques du parti devraient prendre les devants et se démarquer des va-t-en-guerre suicidaires en faisant l’effort intellectuel d’admettre que la posture belliqueuse et l’appui à la notion de “résistance” ne sauraient être un comportement permanent. Un confrère arabophone (chiite, convient-il de le préciser) relevait récemment, dans une remarque fort pertinente, qu’une résistance est partout dans le monde la conséquence d’une occupation, mais au Liban, comble de l’absurde, la “résistance” s’est employée, après la libération, à attirer à nouveau l’occupation (!), comme ce fut le cas en juillet 2006 et à l’occasion du conflit actuel.     

Les slogans creux, mensongers et sans lendemains de la “lutte contre l’occupation” et de la “défense du Liban” se sont avérés être une vaste supercherie qui a débouché sur un effondrement généralisé dont le Hezbollah et son tuteur régional assument l’entière responsabilité. Un retour, par voie de conséquence, à la situation ante, d’avant le 8 octobre 2023, ne saurait être tolérable dans la perspective de l’effort de reconstruction et de refondation que connaîtra le pays. Il ne saurait être question de bâtir une fois de plus sur la duperie, la demi-mesure, le suivisme aveugle et l’intimidation milicienne permanente placée au service de régimes régionaux sans foi ni loi.

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