Baalbeck raconte…l’aube d’un Liban idyllique
Aimée Kettaneh, présidente du comité du Festival de Baalbeck entre 1956 et 1968, entourée à gauche du pianiste virtuose libano-français Henri Goraieb et à droite du chef d'orchestre italien Fernando Previtali, après l'interprétation par ces deniers du Concerto pour piano et orchestre de Schumann en 1957. ©Collection Henri Goraïeb

Dans le contexte de chaos et de violence qui dévastent le Liban, et particulièrement la ville de Baalbeck, il nous semble impératif de nous tourner vers l’histoire de cette ville, véritable berceau de la culture, afin que sa mémoire, du moins, survive. Le Festival de Baalbeck d’antan demeure l’ultime reflet d’un Liban idéalisé, un symbole de réconciliation à travers l’art, dont le sens se perd peu à peu aujourd’hui. Dans cet article inaugural de notre série, nous retraçons la genèse de ce festival lumière.

Au Liban, l’hiver s’est éveillée précocement, secoué par le temps du souffle: des vents de violence ont ravivé les braises de la guerre, enfouies sous les cendres d’une paix qui ne tenait, hélas, qu’à un fil. La pluie se fait rage, désespoir, cendre et absurde. Elle s’abat, lourde et tenace, neige de feu et de sang, pour entacher d’un pourpre impudique une humanité déshumanisée. Le ciel suinte la mort. Une averse purulente féconde la terre, une terre désormais stérile, s’infiltre dans ses sillons mornes pour réveiller, par son crépitement, ceux qui reposaient en paix. Ils ouvrent alors les yeux pour découvrir l’horreur de la scène.

De leur panthéon, Assi et Mansour Rahbani jettent un regard effaré sur les colonnes millénaires de Baalbeck, celles qui ont un jour vu leur étoile briller, alors qu’elles vacillent sous les coups d’un monde qui perd son équilibre. La ville du soleil se trouve aujourd’hui assiégée par la violence, ses temples menacés de se dissoudre dans le chaos et l’oubli. Or, Baalbeck n’est pas qu’un amas de pierres, elle est, avant tout, la mémoire vivante d’un pays oxymore qui, malgré les vicissitudes, a ouvert ses bras aux plus grands artistes du monde. Dans ce premier article, nous revenons sur les origines du Festival de Baalbeck, en retraçant les étapes clés de son histoire avant l'émergence d’une nouvelle musique dite libanaise, que les Frères Rahbani ont façonné, avec Fayrouz, à leur manière, pendant plusieurs décennies.

Sous un ciel levantin

On est en mars 1955, au Lido, à Paris. Une rencontre impromptue entre Jean Marchat, sociétaire de la Comédie-Française, Tony Azzi, impresario libanais, et Francis Savel, peintre et réalisateur, allait bientôt donner naissance à l’un des projets culturels les plus ambitieux au Moyen-Orient. Après qu’un vers de Bérénice de Jean Racine – “Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui” – ait traversé la conversation, les ruines antiques de Baalbeck surgissent dans l’imaginaire des trois hommes. Eureka! À en croire Salah Stétié, telle fut la toute première étincelle de ce qui allait bientôt devenir le Festival de Baalbeck. Cinq mois plus tard, la troupe de Jean Marchat jeta son ancre à la ville du soleil, après deux escales à Beyrouth en 1947 et 1952.

En cet août 1955, le vent tiède de la Méditerranée serpentait discrètement entre les colonnes antiques du temple de Bacchus, dispersant les grains d’or qui couvraient la pierre, les faisant scintiller fugacement sous le regard fasciné d’une foule rassemblée pour l'inauguration du festival. Dans ce lieu mythique, baigné par la lumière dorée du crépuscule, la troupe française se lançait dans une représentation de Polyeucte de Pierre Corneille. Le succès du spectacle dépassa toutes les attentes, touchant profondément un public francophone, ému non seulement par le sacrifice héroïque du protagoniste, mais aussi par la majesté du lieu. Cet événement suscita rapidement l'intérêt de la presse française, qui salua l'audace de ce festival singulier, mettant à l’honneur la culture occidentale sous un ciel levantin.

Victoire politique

En février 1956, un comité est formé, à la demande de Camille Chamoun - alors président de la République libanaise - pour pérenniser ce festival, devenu aussitôt un symbole. “Le Festival de Baalbeck a été créé et voulu par le Président Chamoun, suite à des essais sans lendemain. Il décida de fonder un festival définitif pour chaque été”, racontait feu le pianiste libano-français, Henri Goraïeb, dans ses correspondances avec l’auteur de ces lignes. D’après lui, Chamoun avait initialement chargé Nadia Kettaneh de la programmation de la saison de 1956. “Mais comme le temps passait sans que cela n’avance, il la déchargea de la tâche pour la confier à Aimée Kettaneh, qui prit l’affaire en main et, pendant de longues années, nous offrit des festivals de la plus haute qualité”, poursuivait le virtuose de renommée, connu pour son lien étroit avec les Chamoun.

Malgré des obstacles techniques et financiers, la programmation se concrétisa grâce à l’aide des ambassades et de l’Association française d’action artistique (AFAA). Jean Cocteau, en tête d'affiche, accepta d’apporter sa pièce La Machine infernale aux ruines de Baalbeck, bien que les tensions politiques grandissantes, notamment la crise du canal de Suez, laissaient planer un doute. “Le spectacle au Liban se donne dans les ruines. Si je surveille les détails, cela peut être magnifique. Mois d’août. J’irai”, peut-on lire sur une page du journal du dramaturge français, datée du 12 mai 1956. Le Festival s’ouvrit, le 28 juillet, avec une grande pompe, malgré la tourmente. Trois jours plus tard, l’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky déploya, pour la première fois, ses ailes au Liban, prenant son envol sur les marches du temple de Bacchus. L'Orchestre de la NDR de Hambourg, sous la direction de Léon Barzin et avec Henri Goraïeb au piano (nous reviendrons sur les détails de ce concert dans le troisième article de la série, nldr), lui donna vie, enveloppant le lieu de ses mélodies mais surtout ses harmonies incandescentes.

La presse locale accueillit cette édition comme une “grande victoire politique” pour le Liban, une “gifle à [Gamal Abdel] Nasser, au francophobisme, à la xénophobie”, selon Cocteau. Quelques jours plus tard, le président Camille Chamoun remit la médaille d’or du Mérite libanais à Aimée Kettaneh, ainsi qu'à Georg Jochum, chef d'orchestre de l'Orchestre symphonique de Hambourg, au pianiste allemand Wilhelm Kempff, et à Léon Barzin.

Ère des Rahbani

Le folklore libanais, qui demeurera pendant plusieurs années une composante indissociable du Festival de Baalbeck, n'y sera intégré qu'à partir de 1957, afin de permettre une préparation plus réfléchie et soignée de son programme. Avec des racines profondément ancrées dans les montagnes et les villages du pays, cet art populaire représentera dès lors une part essentielle de l'identité culturelle du Liban, marquée par une riche diversité d'influences, tant culturelles qu'artistiques. Le Festival de Baalbeck deviendra ainsi, par excellence, le théâtre de promotion et de valorisation de ces expressions artistiques, tout en continuant à célébrer le grand répertoire de la musique d’art occidentale, et ce, en faisant appel aux plus grands interprètes de la scène musicale internationale. Les Frères Rahbani, Fayrouz, Sabah, Wadih el-Safi, Philimon Wehbé, Nasri Chamseddine, Élie Choueiri et bien d’autres porteront haut le flambeau de cette nouvelle signature musicale, qu’on appellera communément: la “musique libanaise”. Cette thématique sera abordée dans le prochain article de cette série.

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