Liban: témoignage d'un traumatisme de guerre, entre sidération et survie
Frappe sur la banlieue sud de Beyrouth. ©Hala Dahrouge

Entre sidération et survie, ce témoignage poignant d'un patient en psychanalyse plonge au cœur du traumatisme psychique vécu par les Libanais, confrontés quotidiennement à l'horreur de la guerre.

Témoignage

"J’habite dans un quartier non loin de zones très souvent bombardées. Chaque jour, je suis plongé dans une terreur permanente. Les pilonnages incessants, le vrombissement persistant des drones dans le ciel et le sifflement des missiles créent un état d'hypervigilance épuisant, qui met nos nerfs à vif. Au moindre bruit, je sursaute violemment, le cœur battant la chamade. Mon sommeil est constamment perturbé par des cauchemars terrifiants qui me réveillent en sueur. Mon appétit a complètement disparu, l'angoisse me noue l'estomac en permanence. Comme beaucoup d'autres Libanais, je suis enfermé dans un état traumatique constant qui ronge mon équilibre affectif et mental.

Et pourtant, malgré ou à cause de cette angoisse permanente, je ne peux m’empêcher d’être scotché à mon téléphone, lisant toutes les innombrables informations des frappes quotidiennes, regardant des vidéos fréquemment insoutenables de souffrance et d’horreur. Dès que j’entends une explosion, il faut que je sache immédiatement ce que c’est : est-ce une frappe ? Le mur du son ? Est-ce loin ? Proche ? On dit que nous sommes à l’ère de l’information immédiate et que c’est un progrès. Je me demande au fond si ça l’est vraiment…

Il y a quelques jours, je suis tombé sur une vidéo qui m’a laissé pantois. On y voit un rassemblement d’hommes en grand nombre, munis de leur portable, en attente d’un obus qui viendrait percuter un immeuble. Il s’avère que le cassandre de service a annoncé à l’avance le nom et la région de l’immeuble qui seront visés et tous ces gens se sont donné rendez-vous pour attendre l’évènement, afin de filmer l’effondrement spectaculaire de la bâtisse. Ils ont poussé des cris que je n’ai pu clairement identifier: des exclamations d’admiration ? d’horreur ? Les invocations qui fusaient étaient-elles un appel à l’aide ou une glorification ? Il y a là une ambivalence, un mélange d’effroi et d’emballement difficile à assimiler.

J’étais d’autant plus perturbé que je me suis retrouvé dans le même état que tous ces gens : à la fois effrayé et impressionné par la perfection de la technique destructrice. L’idée m’a même traversé l’esprit que j’aurais pu me trouver parmi eux. Cela me trouble profondément… J’y perçois une jouissance de l’horreur dont je pourrais être capable…On dirait qu’on ne se pose plus les questions sur le nombre de victimes ou l’évaporation de biens accumulés pendant des années et qui étaient devenus une partie de soi…C’est comme si nous étions devenus étrangers à nous-mêmes, à notre sensibilité.

Ce qui me bouleverse également, c’est d’imaginer l'impact dévastateur de cette violence sur nos enfants. Eux qui devraient pouvoir vivre une enfance comme celle de tout pays en paix, ils se retrouvent brutalement exposés à l'innommable. Autour de moi, je vois des signes alarmants de détresse émotionnelle profonde : une peur écrasante qui ne les quitte plus, une anxiété permanente qui les ronge, des réveils en sursaut même au grondement du tonnerre, un repli sur soi et un mutisme inquiétant, parfois même des accès d'agressivité. Je m'inquiète terriblement des séquelles psychologiques à long terme sur toute une génération d'enfants sacrifiés, marquée à jamais par les traumatismes de la guerre.  

Ce qui m’effraie le plus, peut-être, c’est de sentir que je risque de devenir un peu comme bon nombre de mes concitoyens, installé dans une normalisation insidieuse de l’horreur quotidienne. Il y a plus d’un million de personnes déplacées, vivant dans la peur et la précarité constantes, et pourtant nous semblons presque indifférents face aux dévastations quotidiennes, comme anesthésiés. Cette "banalisation du mal", pour reprendre la formule d’Hannah Arendt, est-elle notre seule façon de survivre psychiquement ? De ne pas sombrer dans la folie face à une réalité devenue impensable ? Je ne veux pas perdre ma lucidité envers la situation en tous points dramatique que nous vivons, ni mon empathie à l’égard de toutes ces souffrances. Et pourtant…"

Décryptage 

Il est évident qu’un tel témoignage illustre le trauma psychique dans lequel est plongé un bon nombre de Libanais soumis à l’expérience quotidienne d'une violence telle qu'elle vient submerger et déborder les capacités défensives habituelles du psychisme, le laissant comme sidéré, en état de choc. Le comportement consistant à photographier les scènes de destructions peut-il, dans ce cas, être compris comme une tentative de se défendre face à un réel traumatique insoutenable, dans une vaine ébauche de mise à distance symbolique de l'horreur ?

On pourrait, en effet, interpréter l'acte de photographier ces scènes effroyables comme un effort désespéré de maîtrise symbolique face à ce qui échappe justement à toute symbolisation, à toute mise en sens. Par cet acte, le sujet tente de transformer, de cadrer, de bordurer l'horreur insensée d'un Réel brut et impensable en une image certes terrible, mais malgré tout plus "apprivoisée", car contenue dans les limites rassurantes d'un cadre. Mais cette tentative de symbolisation par l'image ne révèle que plus cruellement son échec à suturer la béance traumatique, à véritablement élaborer et intégrer psychiquement l'expérience vécue.

En ce qui concerne aussi bien les enfants que les adultes, les travaux de Winnicott sur la relation précoce mère-enfant nous éclairent également sur les effets potentiellement dévastateurs d'un environnement qui faiblit dans sa fonction essentielle de "holding", de contenance psychique sécurisante. La guerre, par son chaos et son horreur, vient faire effraction dans le cadre familial supposé protecteur, et c'est le psychisme fragile de l'enfant qui s'en trouve le plus profondément meurtri. Cette défaillance brutale d'un environnement "suffisamment bon" laisse l'enfant en proie à des terreurs primitives et à ce que Winnicott nommait "l'agonie primitive" ou "crainte de l'effondrement" que certains adultes semblent actuellement revivre.

Il faut aussi craindre que cette "normalisation de l'horreur" décrite par notre témoin puisse se lire comme la mise en place progressive, chez beaucoup de Libanais, d'un "faux self", concept là encore théorisé par Winnicott pour décrire une défense paradoxale du moi : une soumission de façade aux exigences terrifiantes d'un environnement mortifère, le sujet tentant de préserver son vrai self profond, mais au prix d'un clivage de forme schizoïde coûteux psychiquement.

L’UNICEF fournit des chiffres difficilement représentables : depuis le début d’octobre, au moins un enfant par jour est tué, tandis que dix autres sont atteints de blessures à différents degrés de gravité. L’inquiétude de ce témoin si lucide quant aux répercussions sur les enfants de cette interminable tragédie est tout à fait justifiée. Elle fait écho à la question centrale de la transmission transgénérationnelle des traumatismes non élaborés. Les symptômes décrits de troubles anxieux, d'hypervigilance, de reviviscences sont en effet caractéristiques d'un trauma psychique enkysté, non symbolisé, et qui, faute d'élaboration, risque de se transmettre aux générations suivantes comme une véritable crypte dans l'inconscient individuel.

Face à une telle détresse, l'espace thérapeutique de la cure psychanalytique peut alors tenter d'offrir ce "lieu où déposer le traumatisme" comme l’écrit la psychanalyste Françoise Davoine, cet espace transitionnel où pourra peut-être se rejouer, s’élaborer progressivement le trauma, où pourront se retisser les fils de la symbolisation et de l'historicité effilochés par l'effraction traumatique, où le sujet pourra tenter de se réapproprier son histoire en lui redonnant du sens.

Ce que ce témoignage souligne également, c’est la dimension de ce trauma qui dépasse largement l'individualité pour prendre une ampleur collective. Le travail analytique ne peut donc faire l'impasse sur la prise en compte de cette dimension sociale, politique et collective du traumatisme, tout en préservant malgré tout l'attention à la singularité de chaque sujet dans son histoire.

Car c’est une situation extrême qui met à l’épreuve les limites mêmes de nos ressources psychiques individuelles et collectives. Seul un immense travail de culture et d'élaboration pourra peut-être permettre de retisser les fils d'une continuité historique et identitaire mise en pièces par le trauma. Ce qui est en jeu, c'est bien la santé psychique de toute une population, de toute une société et, avec elle, notre capacité collective à faire face à l'horreur afin de conjurer la tendance à sombrer dans la déshumanisation.

 

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