Cela fait plusieurs années que les Libanais accueillent souvent l’anniversaire du 22 Novembre en se désolant de l’état de déliquescence avancée atteint par l’indépendance du Liban, proclamée en 1943. Ce sentiment d’amertume a été suscité par une succession d’interférences régionales belliqueuses qui ont créé un climat d’instabilité chronique et de discorde sur la scène locale.
De l’Égypte de Nasser, à la fin des années 1950, au régime des mollahs iraniens, en passant par l’OLP de Yasser Arafat et le régime de Hafez el-Assad, dans les années 1960 à 1990, ce sont les fondements de la souveraineté de l’État qui ont été bafoués au fil des ans. Un retour sur l’histoire permet de comprendre les causes qui ont sapé à la base le processus d’autonomie nationale.
Lorsqu’en 1943, les deux pères de l’indépendance, Béchara el-Khoury et Riad el-Solh, ont réussi, avec d’autres leaders de premier plan, à tourner la page du mandat français, ils se devaient de définir la physionomie du nouveau Liban ainsi que la nature de son système politique. Cette tâche était d’autant plus délicate que deux sensibilités divergentes divisaient le pays: les chrétiens, d’une manière générale, avaient les yeux tournés vers l’Occident, tandis que les musulmans étaient sensibles aux appels en faveur du nationalisme et de l’unité arabes.
Pour surmonter ces deux sensibilités centrifuges, Béchara el-Khoury et Riad el-Solh sont convenus d’une démarche historique définissant le socle de la nouvelle entité libanaise. Ils ont ainsi conclu un pacte d’honneur, non écrit, qui sera connu sous le nom du Pacte national de 43, qui s’est traduit par un double engagement: les chrétiens renonçaient à avoir les yeux rivés sur l’Occident et les musulmans renonçaient à leur aspiration à l’unité arabe. Ce Pacte se résumait par l’équation “ni Est, ni Ouest”, ou, d’une manière plus précise, “ni Occident, ni arabisation”.
En clair, en empruntant un terme usuel propre au discours politique contemporain, Béchara el-Khoury et Riad el-Solh avaient opté pour la neutralité du Liban afin de désamorcer la bombe à retardement que représentaient les deux sensibilités antagonistes pro-occidentale et panarabe.
Pour traduire dans les faits le fondement du Pacte, il fallait d’une manière concomitante définir le contour du système politique à mettre en place et les bases du partage égalitaire du pouvoir entre chrétiens et musulmans. De là est née la “formule libanaise” qui a donc posé les jalons de la participation des communautés aux différents échelons du pouvoir. Cette formule sera connue sous le nom de confessionnalisme politique.
Interférences étrangères et violations du Pacte
Un grave constat émerge à ce stade: les diverses crises et les guerres qui ont secoué le Liban au cours des dernières décennies sont la conséquence directe de la mise en application désastreuse de la formule libanaise et des violations répétées du Pacte, sous l’impulsion des interférences étrangères.
La première alerte reflétant la violation du Pacte remonte à la fin des années 1950, dans un contexte de guerre froide entre l’URSS et le monde occidental. Le président égyptien de l’époque, Gamal Abdel Nasser, était alors réceptif au chant des sirènes du camp soviétique, qu’il percevait comme un support précieux à un panarabisme transnational dont il se faisait le fervent porte-étendard. Une large faction de Libanais s’est montrée sensible à ce panarabisme, occultant ainsi le fondement du Pacte.
Cette adhésion populaire de la rue sunnite aux orientations nassériennes a été perçue par le président de la République de l’époque, Camille Chamoun, comme un terrain fertile susceptible de paver la voie à l’extension de l’influence soviétique au Liban. Pour parer ce danger, il réclamera le déploiement d’une unité des Marines américains dans le pays et se prononcera en faveur de la doctrine Eisenhower qui avait pour objectif, précisément, d’endiguer l’influence communiste dans la région.
Les facteurs palestinien, syrien et iranien
L’adhésion de la rue sunnite aux aspirations nassériennes et la réaction, alignée sur l’Occident, du président Chamoun ont constitué ainsi la première violation du Pacte qui s’est traduite, dans la rue, par les événements sanglants de 1958.
Il aura fallu l’accession à la présidence de la République du général Fouad Chéhab et une entente de non-ingérence avec Nasser, sous l’égide américaine, pour opérer un retour à la neutralité, avec comme conséquence directe le rétablissement d’un climat d’indépendance, accompagné de son corollaire, la stabilité interne. Mais c’était sans compter les violentes turbulences régionales provoquées par le problème palestinien et la crise israélo-arabe.
À la fin des années 1960, l’implantation des organisations palestiniennes armées dans le Arkoub (le Fatehland), au Liban-Sud, et le soutien d’une large faction de la population, sous la bannière islamo-gauchiste, à la liberté d’action des fedayine, au détriment de la souveraineté de l’État, constitueront une nouvelle violation du Pacte qui sera, là aussi, occulté pour les besoins de la cause.
Cette occultation se prolongera dans les années 1980 et jusqu’en 2005 par un alignement sur les thèses de l’occupant syrien, ayant pour leitmotiv l’établissement de “relations privilégiées” entre Beyrouth et Damas. Et, cerise sur le gâteau, l’extension progressive depuis 2005 de l’influence iranienne, accompagnée de la soumission du Hezbollah au wali al-faqih (le Guide suprême de la République islamique) pour toutes les questions d’ordre stratégique (dont la décision de guerre et de paix), a porté un coup encore plus sévère au Pacte national.
L’absence de gouvernance
Cette occultation continue et ces violations successives de l’engagement solennel pris sur l’honneur par le président Béchara el-Khoury et Riad el-Solh en 1943 expliquent donc la série de crises et de guerres qui ont ébranlé le pays au cours des dernières décennies. Mais ces transgressions ont été aussi rendues possibles par un facteur non moins grave: la mauvaise gestion, voire l’absence de gouvernance, qui a entaché la mise en pratique de la formule libanaise.
Ce manque d’intérêt pour la chose publique s’est manifesté gravement dès le départ, comme l’illustre un éditorial du fondateur du quotidien L’Orient et maître du journalisme francophone, Georges Naccache, qui a écrit en 1949: “Ce que l’on appelle l’État n’est plus que cette immonde foire ouverte aux plus insolentes entreprises des aventuriers qui ont mis au pillage les biens de la nation.” Plus de soixante-dix ans plus tard, le diagnostic reste en tous points identique.
Mais c’est un autre facteur encore plus fondamental que Georges Naccache a largement commenté dans l’un de ses plus célèbres éditoriaux ayant pour titre “Deux négations ne font pas une nation”. Daté du 10 mars 1949, cet éditorial lui a valu trois mois de prison et une suspension de L’Orient pour une durée de six mois. Apportant une lecture critique du fondement du Pacte (ni Est, ni Ouest; “ni Occident, ni arabisation”), Georges Naccache écrivait, dans une observation particulièrement perspicace: “Ce qu’une moitié des Libanais ne veut pas, on le voit très bien; ce que ne veut pas l’autre moitié, on le voit également très bien; mais ce que les deux moitiés veulent en commun, c’est ce qu’on ne voit pas.”
C’était en mars 1949… En 2024, nous en sommes encore à ce stade. Il est sans doute grand temps que les différentes composantes du tissu social libanais planchent sur la recherche d’une vision commune de la vocation et de la physionomie politique du Liban, avec comme passage obligé la neutralité prévue par le Pacte afin de reconquérir et de gérer au mieux une indépendance véritable qui se fait un peu trop attendre.
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