Vivre au rythme des bombardements dans la banlieue sud
©Victoria C. Werling

Entre ruines et décombres, de nombreux habitants de la banlieue sud de Beyrouth refusent de partir. Cependant, ce courage apparent dissimule des traumatismes profonds et des cicatrices invisibles qui pourraient marquer leurs vies à jamais.

Il est 16h lorsque nous arrivons à Chiyah, dans la banlieue sud de Beyrouth. En slalomant entre les débris, nous progressons jusqu’au site de la dernière frappe israélienne, survenue quelques heures auparavant. Devant nous, un bâtiment de cinq étages est éventré, dont les deux derniers ne sont plus qu’un amas de ruines. Loin d’être désertée, la rue principale qui borde les lieux reste animée. Une multitude de commerces, bien que meurtris par le souffle de l’explosion, maintiennent leurs activités. Vitres brisées, stores déchirés et parkings jonchés de décombres témoignent de la violence du bombardement.

Tandis que certains balaient les débris devant ce qu’il reste de leurs magasins, d’autres semblent poursuivre leur quotidien comme si de rien n’était, sacs de courses à la main ou fumant une shisha. «Je ne partirai pas», déclare fermement un homme d’une quarantaine d’années, désignant un bâtiment éventré de l’autre côté de la rue. «J’étais là ce matin, quand ils ont frappé. Mais je veux rester. Je gagne ma vie ici.»

Par nécessité ou faute d’alternative, ils sont nombreux à demeurer dans le quartier, où le quotidien se déroule au gré des appels à évacuer de l’armée israélienne, des bombardements incessants et du bourdonnement des drones qui survolent la zone sans relâche. Un peu plus loin, un groupe de jeunes hommes d’une vingtaine d’années discute. Parmi eux, Abdallah*, un jeune mécanicien, affirme ne pas avoir peur. Un autre ajoute: «Où d’autre pourrions-nous aller?»

Ce genre de réactions peut surprendre, vue de l’extérieur. Pour le psychanalyste David Sahyoun, plusieurs facteurs expliquent ces choix. «On peut voir dans ces comportements un profond attachement affectif aux lieux où ces habitants ont vécu. Ces lieux sont empreints de souvenirs chers à leur cœur, au point de devenir une partie d’eux-mêmes. Comment se résigner à accepter l’abandon d’une partie de soi?», explique-t-il. «Il y a aussi l’angoisse face à l’inconnu: ceci peut sembler plus menaçant que le danger immédiat, poussant ainsi un individu à choisir de rester dans un environnement familier, même dangereux. Car, la destruction d’une habitation représente pour beaucoup une perte majeure, entraînant un sentiment d’angoisse et de vide, et suscitant le désir de retrouver ou de s’accrocher aux bribes de ce qui subsiste, même au prix d’une douleur psychique.»

Un rapport récent de la Banque mondiale indique qu’environ 11% des établissements situés dans des zones de conflit ont été endommagés par les frappes quotidiennes de l’armée israélienne.

À mesure que nous avançons dans le quartier, l’air devient irrespirable. Une fumée dense s’échappant d’un immeuble récemment bombardé enveloppe les ruelles adjacentes. Quelques rues plus loin, Ali*, un vendeur ambulant de café, a installé son stand au pied d’un immeuble en ruines. Entre deux clients, il parle au téléphone avec sa femme. «Elle est en sécurité à Jbeil», nous confie-t-il. «Mais moi, je reste ici. J’ai mon travail. C’est mon quartier, ma vie.»

«Ces habitants peuvent repousser le sentiment d’un danger imminent en minimisant le risque pour préserver un semblant de normalité dans un quotidien devenu insoutenable.» souligne David Sahyoun.

Mais l’intensification des bombardements et le danger élevé qui les accompagnent ne sont pas sans conséquences sur le psychisme. «Avec cette guerre d’une violence inhumaine, les traumatismes et leurs séquelles sont, malheureusement, inéluctables», analyse David Sahyoun. Les symptômes sont multiples: «Sentiments chroniques d’angoisse, de tristesse et, pour certains, d’un profond désespoir. Ces sentiments sont traversés par des flashbacks de scènes dramatiques», détaille-t-il. D’autres symptômes peuvent émerger, comme l’hypervigilance. «Il s’agit d’un état d’alerte constant au moindre bruit ou signe inhabituel, dans lequel un individu se sent en danger même dans des situations considérées comme sûres.» À cela s’ajoutent d’autres effets, dont les difficultés relationnelles ou encore des symptômes de type dissociatif. «Les individus se déconnectent alors de leurs émotions ou de leur environnement pour se protéger de l’angoisse permanente et de la douleur psychique», explique le psychanalyste.

Alors que la guerre s’inscrit dans la durée, le conflit a déjà fait au moins 3.645 morts, selon le ministère de la Santé, et 15.355 blessés, auxquels s’ajoutent ceux aux séquelles «invisibles». «Je ne peux que réitérer l’absolue nécessité d’offrir aux personnes atteintes de séquelles traumatiques un lieu thérapeutique pour déposer leur douleur et leurs souffrances afin que, graduellement, celles-ci s’inscrivent dans une signification et un récit symboliques, permettant à ces sujets de se réapproprier leur histoire», insiste David Sahyoun.

Alors que s’achève notre reportage, le son des tirs à l’arme automatique destiné à alerter la population nous force à évacuer les lieux: de nouveaux bombardements sont imminents.

*Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes interrogées. 

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