Les Libanais ont célébré il y a quatre ans le centenaire de la proclamation du Grand-Liban. Ce n’est pas rien de relever que sur ces cent ans, une bonne moitié a été marquée par le déplorable face-à-face que le pays du Cèdre a dû subir dans ses rapports avec le régime des Assad, depuis le début des années 1970 et jusqu’à la chute spectaculaire de Bachar el-Assad et de son pouvoir en cette journée historique du 8 décembre.
Les problèmes du Liban avec la Syrie ne sont pas nouveaux et remontent en réalité à la première moitié du siècle dernier. Mais le comportement politique, et surtout militaro-sécuritaire, des Assad pendant ces cinquante ans reflète dans une large mesure les épreuves (mortelles) auxquelles la population libanaise a été confrontée au cours de cette funeste phase de l’histoire contemporaine du Liban. Pourtant, les années 1970 et 1971 auraient pu ouvrir une nouvelle page de coopération équilibrée entre les deux pays.
Hafez al-Assad s’est imposé comme l’homme fort de la Syrie en novembre 1970 à la suite d’un coup de force au sein du parti Baas. En février 1971, il se fait investir des pouvoirs présidentiels, et en mars de la même année, il se fait confirmer dans ses fonctions par un référendum, suivant la méthode chère au Baas (plus de 90% de votes favorables…). Si ces dates revêtent une certaine importance d’un point de vue libanais, c’est parce que la conquête du pouvoir par Hafez al-Assad a coïncidé avec l’élection de Sleiman Frangié à la présidence de la République, en 1970. Nul n’ignore les liens privilégiés qui s’étaient tissés à la fin des années 50 entre les familles Frangié et Assad. Avec l’accession au pouvoir des deux hommes à la même période, on aurait pu s’attendre à l’établissement de relations de confiance, d’égal à égal, entre les deux pays. Mais il n’en a rien été, et cette occasion historique a été ratée en raison du comportement hégémonique du nouvel homme fort de la Syrie.
D’entrée de jeu, Hafez al-Assad devait dévoiler sa stratégie à l’égard non seulement du Liban, mais de la région d’une manière générale, à savoir: doter la Syrie d’une stature de grande puissance régionale incontournable en imposant son hégémonie sur les pays et acteurs avoisinants. Afin d’atteindre cet objectif, la voie à suivre pour le nouveau régime syrien était classique: semer la discorde interne chez ses voisins et maintenir dans le même temps une situation de déstabilisation chronique en empêchant l’émergence d’un pouvoir central rassembleur et fort.
Le président Frangié rappelé à l’ordre
Les premiers indices de cette stratégie sont apparus dès 1973 lorsque Hafez al-Assad a fermé ses frontières avec le Liban pour faire pression sur le président Frangié et le contraindre de mettre un terme à l’opération lancée par l’armée libanaise afin de mettre au pas les organisations palestiniennes armées implantées dans le pays. Les multiples débordements des fedayine, depuis la fin des années 60, plus particulièrement après la conclusion de l’accord du Caire de 1969, entretenaient une atmosphère belliqueuse et sapaient largement l’autorité et la souveraineté de l’État libanais.
L’initiative du président Frangié visant à stopper les exactions palestiniennes avait pour but de rétablir le crédit du pouvoir central et d’instaurer par le fait même un minimum de stabilité sur la scène locale. Mais cela allait à l’encontre des visées de Hafez al-Assad qui a donc mis une sourdine à ses relations amicales avec Frangié pour stopper net l’entreprise de stabilisation du pouvoir libanais.
Le déclenchement de la guerre à Beyrouth, en avril 1975, offrira à Hafez al-Assad une occasion en or de bétonner sa stratégie de déstabilisation chronique en versant constamment de l’huile sur le feu et en jouant habilement sur les contradictions qui alimentaient le conflit. Il n’aura alors aucune difficulté à convenir d’une entente tacite avec Israël pour faire du Liban un abcès de fixation, un terrain d’affrontements par proxys interposés, de manière à éviter une conflagration directe et frontale entre Israël et la Syrie (cette stratégie sera reprise au début des années 2000 par l’Iran).
Afin de réaliser cet objectif maléfique, il fallait empêcher l’émergence de toute autorité autonome stabilisatrice. Ainsi, lorsqu’au début de la guerre, en 1976, l’OLP de Yasser Arafat et le Mouvement national (islamo-gauchiste), conduit par Kamal Joumblatt, ont lancé une vaste offensive contre les régions est (contrôlées par les partis chrétiens) dans le but de prendre le contrôle du pays, le régime syrien interviendra militairement dans le but d’atteindre d’une pierre-deux-coups: stopper l’offensive palestino-gauchiste et se déployer militairement au Liban pour mieux manœuvrer et bétonner la réalisation de ses objectifs.
Dans cette perspective, Hafez al-Assad se devait d’empêcher que l’un des deux camps antagonistes libanais se renforce trop face à son adversaire, ce qui impliquait d’éviter le maintien sur scène d’un leader d’une trop grande envergure. D’où l’assassinat du leader du Mouvement national Kamal Joumblatt, le 16 mars 1977, sur une route du Chouf, à une centaine de mères d’un barrage syrien. Et pour parfaire cette entreprise de sape de toute faction locale jugée trop forte, l’armée syrienne soumettra les régions contrôlées par les partis chrétiens (souverainistes) à des bombardements intensifs s’étalant sur plusieurs semaines, en 1978, puis une nouvelle fois en 1981, en englobant Zahlé.
Stopper l’autonomie de décision de Sarkis
D’une manière concomitante, Hafez al-Assad torpillera toutes les tentatives d’unité interne ou de stabilisation, tant sur le plan local qu’international. Les médiations arabes ou étrangères seront ainsi étouffées systématiquement dans l’œuf, comme ce fut le cas des tentatives de médiation française, algérienne ou vaticane. Pour le régime syrien, tout effort de conciliation devait passer obligatoirement par Damas. Lorsque le président Élias Sarkis prit ainsi l’initiative, après son élection en 1976, d’effectuer une tournée arabe afin d’obtenir une aide substantielle, Hafez al-Assad n’appréciera pas cette autonomie de décision de la part du président Sarkis et il fera bombarder l’aéroport, dans un signe de “rappel à l’ordre” (encore un!), au moment du départ du chef de l’État.
Parallèlement, Damas adoptait une attitude systématique de blocage dans le but de pousser à la sortie les pays arabes qui avaient dépêché, au début de la guerre, des contingents militaires pour mettre sur pied la Force de dissuasion arabe (FDA) destinée à instaurer l’ordre, la sécurité et la stabilité au Liban. Cette mission constituant une menace pour la stratégie d’Assad, le régime syrien s’emploiera à rester seul maître de la FDA en poussant les autres pays arabes à retirer, un à un, progressivement, leur contingent.
Ces actions belliqueuses n’étaient toutefois pas suffisantes. Elles devaient s’accompagner de l’élimination de tout leader de poids refusant de se soumettre au diktat de Damas ou déployant des efforts en vue de stimuler un climat de concorde interne ou aussi œuvrant au rétablissement d’une autorité étatique souveraine. Le régime syrien se livrera ainsi à une série d’assassinats politiques qui viseront plus particulièrement le président Bachir Gemayel (le 14 septembre 1982), le mufti de la République Hassan Khaled (16 mai 1989), le président nouvellement élu René Moawad (22 novembre 1989), et évidemment le Premier ministre Rafic Hariri (14 février 2005), ainsi que les chefs de file et principaux pôles de la Révolution du Cèdre, en 2005.
Humiliations et atteintes à la dignité
Pour parfaire cette entreprise “anschlussienne”, Damas se devait également d’humilier au quotidien l’establishment politique du pays. C’est ainsi par les médias que les députés apprendront la décision de Hafez al-Assad de prolonger le mandat du président Élias Hraoui. Et Rafic Hariri sera soumis à des menaces directes et devra subir le comportement insultant de Bachar al-Assad lorsqu’il sera convoqué à Damas pour lui signifier la décision de prolonger le mandat du président Émile Lahoud. Rafic Hariri se soumettra au diktat syrien à ce sujet, mais il n’échappera pas pour autant à son assassinat et cela n’empêchera pas la série de meurtres politiques qui ont suivi…
Après l’entrée en fonction de Bachar al-Assad, en 2000, pour succéder à son père, le jeune président manifestera quelques signes timides d’ouverture, notamment en direction du camp chrétien. C’est l’ancien ministre Fouad Boutros qui sera chargé d’entamer un dialogue avec le nouvel homme fort de la Syrie. Mais au terme de trois séances de dialogue, qui s’avéraient pourtant au début constructives, Fouad Boutros constatera un net changement de ton et d’attitude de la part de Bachar al-Assad. La vieille garde du régime syrien avait vraisemblablement exprimé son mécontentement.
Cette éphémère tentative d’ouverture aura duré ce que durent les roses. Rapidement, Bachar al-Assad relancera la stratégie de son père en jouant à fond la carte de la discorde interne et de la déstabilisation permanente. Mais en vain… En ce 8 décembre qui marquera sans conteste l’histoire du Moyen-Orient, très peu de Libanais regrettent la fin de l’ère Assad. Reste que le grand défi aujourd’hui est de savoir désormais construire un avenir meilleur entre les deux peuples libanais et syrien.
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