
La presse musicale française subit une perte irréparable avec la fermeture brutale de trois revues spécialisées de premier plan: Classica, Pianiste et l’Avant-Scène Opéra. Ces disparitions révèlent une logique économique aveugle, effritant peu à peu une presse exigeante et essentielle pour nourrir la réflexion collective.
Un matin, sans crier gare, trois géants tombent. En l’espace de quelques heures, un pan entier de la presse musicale s’effondre. Classica (un mensuel fondé en 1998), Pianiste (un bimestriel fondé en 2000), l’Avant-Scène Opéra (un bimestriel fondé en 1976)… Trois titres historiques qui ont consacré leur existence à éclairer la musique (dite) classique, à transmettre les voix des artistes, et à nourrir l’imaginaire collectif d’un public passionné et exigeant. Mais aujourd’hui, ces revues sont vouées à disparaître, englouties par une logique économique aveugle. Licenciements massifs, c’est la fin de l’aventure pour des rédactions entières qui ont dédié leur plume à la culture. En moins de deux mois, le groupe Albin Michel, qui a racheté Humensis à la fin de 2024, n’a pas seulement mis la clé sous la porte, mais a aussi écrasé la culture musicale française d’un coup sec, laissant derrière lui une scène vide. Un silence lourd, voire assourdissant. Une souillure qu’il serait désormais difficile de camoufler.
Société déshumanisée
Il s’agit là d’une faillite d'entreprise, nous dira-t-on. Un problème de rentabilité. C’est bien plus grave: c’est la mort d’un monde, d’une époque, d’une pensée. La pensée des Lumières et des esprits éclairés qui osaient encore croire que l’art est une “révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie”, pour reprendre les mots du génie de Bonn. Cette tragédie est la preuve la plus palpable – à ceux qui, la tête dans le sable, en cherchent toujours une – que dans cette société plus que jamais déshumanisée, qui cherche à s’identifier dans le dérisoire, la culture n’est plus qu’une marchandise parmi d’autres. Et pour les bienheureux qui osent, encore une fois, y croire autrement, veulent et cherchent à y investir, ils se heurtent à l’indifférence des chiffres. Comment accepter que ces revues, jadis phares, disparaissent dans le mépris? En février 2025, la presse musicale française a été sacrifiée à un pragmatisme qui sonne comme une trahison.
L’un des principaux responsables de ce scandale est la tendance, désormais bien ancrée, qui voit la culture non plus comme un pilier de la société, mais comme un simple objet de consommation. Un produit à rentabiliser. Il suffit de regarder l’évolution des grandes entreprises du secteur pour constater cette logique myope. Le rachat de Humensis, filiale de Scor, par Albin Michel, a engendré un audit qui, loin de viser à rationaliser le modèle économique, a débouché sur une décision radicale: l’élimination des titres “trop” coûteux. Ce qu’aucun observateur n’avait anticipé, c’est la brutalité de cette coupure. Une décision qui met en lumière un phénomène bien plus vaste que la simple disparition de trois magazines. Ce qui est en jeu, c’est l’assassinat d’une forme de journalisme culturel exigeant, de la presse spécialisée qui, dans une époque où la culture – la vraie culture, en l’occurrence – semble de plus en plus marginalisée, s’efforce encore de tenir un discours critique et informé.
Culture expurgée de profondeur
Les raisons de cette crise sont multiples, et Philippe Venturini, rédacteur en chef de Classica, le sait bien. La presse musicale classique en France, comme ailleurs, est confrontée à des défis immenses. La baisse des ventes, la dématérialisation des supports, la disparition progressive de l’intérêt pour la musique (dite) classique dans la presse généraliste, tout cela a fragilisé un secteur déjà vulnérable. Mais ce qui est surtout frappant, c'est la lente dérive d'une société qui, à force de privilégier le court terme et les solutions immédiates, se coupe de ce qui est fondamental: la réflexion, l’esprit critique et la transmission de la culture. Le fait que des publications aussi importantes que celles-ci disparaissent dans le silence indique une tendance plus large, une indifférence qui dépasse le seul cadre de l'édition: celle d’une époque où l'art n'a plus sa place que dans des niches qui s’étiolent peu à peu.
Le silence que laisse cette disparition est, une fois de plus, assourdissant. Pour les musiciens, pour les institutions qui dépendent de cette presse pour faire entendre leur voix, et surtout pour le public, qui se trouve de plus en plus livré à une information fragmentée, souvent édulcorée pour des raisons que l’on sait, et à une culture expurgée de sa profondeur. L’exigence de qualité, l’art de questionner les œuvres, de confronter les interprétations et de donner la parole aux artistes, tout cela est en train de disparaître. Que reste-t-il pour nourrir cette soif de connaissance, d’échange et de réflexion? Rien, ou presque.
Logique destructrice
En réalité, ce que cette fermeture nous dit, c’est que nous sommes au bord d’une catastrophe bien plus grande que celle des pages blanches laissées par la disparition de Classica, Pianiste et l’Avant-Scène Opéra. C’est l’effacement progressif d’une culture complexe, exigeante, qui sait interroger le monde, qui sait aussi se remettre en question. Une culture que l’on remplace par des “produits culturels” banalisés, facilement digérés, mais dénués de cette profondeur qui seule permet d’affronter les enjeux de notre époque. Si la musique (dite) classique, l’opéra et la pratique musicale elle-même se voient ainsi dévalorisés, que dire de l’ensemble du secteur culturel, de l’éducation et des arts en général? Tout cela est inévitablement en train de vaciller.
Alors, que reste-t-il à faire? Comment peut-on encore défendre ce qui, de plus en plus, semble un combat d’arrière-garde? La mobilisation des professionnels, des amateurs, des citoyens est sans doute la seule réponse possible. Mais à une condition: celle de refuser la logique de rentabilité aveugle, de revendiquer que la culture ait une place dans l’espace public, qu’elle ait une voix face aux puissances économiques qui dictent la marche du monde. Car il est devenu évident que cette logique destructrice est en train de dévorer ce qui faisait la richesse de notre réflexion collective.
À cet égard, Loïc Cery, directeur du Centre international d'études Édouard Glissant de l'Institut du tout-monde et critique musical, a lancé une pétition contre la suppression pure et simple des magazines Classica, Pianiste et l'Avant-Scène Opéra. Il est possible de la signer ici: https://chng.it/gdJvNj6yL5
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