
Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, Israël multiplie ses manœuvres en territoire syrien dans une éventuelle tentative de s’imposer comme le maître du jeu face à une Turquie qui tente de combler le vide laissé par l’éclipsement iranien. Israël continue de mener des frappes contre des positions militaires de l’ancien régime et des milices pro-iraniennes, avance et s’implante de manière quasi permanente sur le plateau du Golan et le Mont Hermon, sans oublier les récentes déclarations de dirigeants israéliens en faveur d’une partition de la Syrie en entités autonomes.
Un sujet en particulier fait surface notamment dans la presse arabe et parmi les dirigeants turcs, le "corridor de David", à travers lequel l’État hébreu tenterait de relier le sud de la Syrie du coté du Golan au nord-est syrien. Passage terrestre? Corridor logistique? Zone tampon? Qu’en-est-il réellement?
Il convient de rappeler que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a déclaré qu'il ne permettrait pas à l'armée syrienne d'opérer au sud de Damas exigeant la "démilitarisation complète du sud de la Syrie, y compris les provinces de Quneitra, Deraa et Soueida", où est concentrée, entre autres, une importante communauté druze.
Mettant en garde contre toute atteinte aux druzes de Syrie, le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, avait pour sa part, menacé d’intervenir militairement le cas échéant. Des affrontements meurtriers entre des éléments armés druzes et des forces affiliées au gouvernement, ont eu lieu la semaine dernière dans le sud syrien. Le Conseil militaire de Soueida, qui s’est récemment constitué en Syrie, avait plaidé pour un État laïc décentralisé. Par ailleurs, un combattant du Conseil militaire a déclaré dans une vidéo son allégeance à Israël.
De son côté, le ministre israélien des Affaires étrangères, Gideon Saar, a qualifié le nouveau gouvernement syrien de "terroriste islamiste", lui reprochant d’avoir fait du tort aux Kurdes et d’avoir évoqué une "vengeance" exercée contre les alaouites, la communauté minoritaire dont est issu la famille Assad. "Une Syrie stable ne peut être qu’une Syrie fédérale qui inclut différentes autonomies et respecte différents modes de vie", a assené M. Saar.
Interrogé par Ici Beyrouth, David Rigoulet-Roze, chercheur spécialiste du Moyen-Orient associé à l'Iris, estime qu’Israël "chercherait virtuellement à établir une sorte de corridor connectant le plateau du Golan via la région syrienne druze de Soueida à la base américaine d'Al-Tanf le long de la frontière entre la Syrie et l’Irak et susceptible de se prolonger vers la région contrôlée par les FDS (Forces démocratiques syriennes) majoritairement kurdes".
Il s'agirait donc d'une sorte de "zone-tampon méridionale d'effet miroir de celle instaurée par les Turcs au nord de la Syrie", selon M. Rigoulet-Roze, pour qui ce "supposé corridor s'inscrit dans la volonté israélienne de sécuriser son territoire à l'est en sanctuarisant la maîtrise d'un axe stratégique plutôt que d'une réelle logique d'expansion territoriale à proprement parler". Il souligne que "l'objectif premier consiste à empêcher la reconstitution potentielle d'un axe de transfert de flux iranien à destination du Hezbollah au Liban voire vers la Cisjordanie".
Partition de la Syrie
Contacté par Ici Beyrouth, Riad Kahwaji, analyste en sécurité et défense au Moyen-Orient basé à Dubaï et directeur de l'Institut d'analyse militaire du Moyen-Orient et du Golfe (Inegma), estime qu’Israël "souhaite voir un gouvernement syrien faible ou fantoche et préfère être entouré d’entités religieuses autonomes pour justifier sa propre existence d’État religieux". "Les Israéliens tentent de profiter de la situation actuelle en Syrie pour s’emparer de nouveaux territoires sous prétexte de la création de zones de sécurité dont ils auront besoin pour leurs négociations futures", selon M. Kahwaji. Il souligne toutefois que "ce projet ne s’aligne pas nécessairement sur la stratégie américaine qui priorise plutôt l’élargissement des Accords d’Abraham", de normalisation avec Tel-Aviv.
L’État hébreu "tenterait de créer une zone tampon au sud de la Syrie, majoritairement composée de druzes, qui rejoindraient en quelque sorte ceux (druzes) d’Israël loyaux envers l’État hébreu", estime M. Kahwaji. "Il reste à savoir si la création de cette zone tampon fait l’unanimité consensuelle parmi les druzes de Syrie". Et d’ajouter: "Il est un peu tôt pour prédire comment les choses vont évoluer."
Conflit israélo-turc par procuration?
Dans cet ordre d’idées, il est légitime de s’interroger sur la relation entre Israël et la Turquie; les deux principaux poids en Syrie.
Selon M. Kahwaji, les Israéliens veulent "empêcher les Trucs de combler le vide laissé par le retrait iranien". Il rappelle à cet égard que l’offensive du groupe islamiste "Hay’at Tahrir el-Cham (HTC) qui a renversé le régime, a été lancée à l’initiative et avec l’entraînement et le financement de la Turquie". Celle-ci plaide pour un État unificateur et rejette toute idée de séparatisme kurde. À rappeler que les Kurdes bénéficient du soutien américain depuis 2014 dans le cadre de leur coalition contre l’État islamique au nord-est syrien.
Le 6 janvier, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a ainsi mis en garde contre toute partition de la Syrie. "Nous ne pouvons permettre sous aucun prétexte que la Syrie soit divisée et si nous constatons le moindre risque, nous prendrons rapidement les mesures nécessaires. […] Nous en avons les moyens", a affirmé M. Erdogan.
Même son de cloche du côté du président syrien par intérim, Ahmad el-Chareh, qui a évoqué lors de sa visite officielle à M. Erdogan "les menaces qui empêchent l'achèvement de l'unité territoriale dans le nord-est de la Syrie", prônant une "stratégie commune" avec Ankara "face aux menaces sécuritaires".
Rappelons que depuis 2016 et particulièrement après la chute du régime, la Turquie cherche à reprendre le contrôle de tout le territoire tenu par les FDS à sa frontière, dans une tentative d’établir une zone tampon où elle pourrait contenir les YPG et installer des réfugiés syriens vivant en Turquie.
Pour autant, il serait prématuré de parler de conflit israélo-turc par procuration via les acteurs sur place. M. Rigoulet-Roze souligne qu’"on est face à une grande confusion en ce moment. Il y’a des évolutions qui se mettent en place mais qui sont encore informes, dans le sens stricte du terme. On ne peut pas présumer ce qu’il y’aura exactement. Il y a des dynamiques, mais souvent contradictoires".
Une chose est claire, Ankara et Tel-Aviv défendent deux visions de la Syrie radicalement opposées. La confrontation n’est donc pas imminente, mais probable.
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