
Le Liban perd l’un de ses plus grands artistes, ceux de l’âge artistique d’or. Antoine Kerbaj s’est éteint à l’âge de 90 ans après un long combat contre la maladie d’Alzheimer. Acteur de théâtre, de cinéma et de télévision, il marque le domaine artistique libanais de son empreinte indélébile, grâce à une voix puissante, une présence scénique hors norme et une carrière couronnée de chefs-d’œuvre.
Antoine Kerbaj s’est éteint à 90 ans, laissant dans les cœurs des Libanais une amertume justifiée. L’artiste, ayant dédié sa vie aux planches et à l’écran, emmène dans son départ des airs de nostalgie d’une époque révolue où, les yeux rivés sur la télévision en noir et blanc, les familles étaient suspendues à ses paroles et à ses gestes. Des générations entières ont grandi au tempo d’Antoine Kerbaj, lui qui s’adonnait à son travail d’acteur si consciencieusement, en toute générosité.
Né dans le village de Zabbougha, sur les pentes du mont Sannine, Antoine Kerbaj grandit au sein de sa famille avec ses quatre frères et sa sœur. Son parcours académique le mena vers l’histoire et la géographie, disciplines qu’il étudia à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Cependant, très jeune, l’appel du théâtre s’était déjà imposé. Dès l’âge de neuf ans, il se consacra à écrire et jouer de petites scénettes.
Il débuta officiellement sa carrière d’acteur à la fin des années 1950 lorsqu’il monta pour la première fois sur la scène universitaire. C’est pourtant au Maroc qu’il fit ses premiers pas professionnels dans la pièce Atlal wa Layl. Rentré au Liban, il rejoignit la troupe de Mounir Abou Debs en 1962 et fut l’un des premiers étudiants du Théâtre moderne, créé sous le patronage des Festivals de Baalbeck. Dès lors, il se façonna une identité théâtrale unique, incarnant des personnages aux émotions vives. Il fut vite remarqué et reconnu pour sa puissance dramatique, sa voix et sa présence scénique.
Son parcours le mena vers les frères Rahbani, avec qui il coopéra dès 1968. Il incarna alors des personnages renommés dans des pièces comme Jibal al-Sawan, Petra et Al-Mahatta, confirmant sa prouesse à alterner en toute aisance entre les deux registres tragique et comique. Son jeu, à la fois brut et raffiné, enchantait l’audience devant les écrans ou les spectateurs dans les plus grands théâtres libanais.
Le cinéma ne tarda pas à s’intéresser à lui. En 1965, il apparut dans Gharou, suivi de Safar Barlek en 1967. Mais c’est sur le petit écran qu’il connut un immense succès, notamment avec son rôle marquant de Jean Valjean dans Les Misérables en 1974. Son interprétation magistrale fit de lui l’un des visages les plus emblématiques de la télévision libanaise. Il enchaîna avec des productions devenues cultes, telles que Diyaala et Bourj al-Murr.
L’acteur Antoine Kerbaj ne se limitait pas à jouer des rôles. Il incarnait ses personnages à proprement dire en toute présence. Son charisme inégalé, son timbre de voix, sa manière de se glisser dans la peau de ses personnages donnaient à son jeu une autre dimension. Il ne se contentait pas de jouer. Il était là, de tout son être, à incarner la vie d’un autre. Dans Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco, il joua le rôle d’un souverain refusant la mort avec une intensité poignante, à seulement 24 ans. Ce rôle devint l’un des piliers de sa longue carrière, reflétant tout à fait son talent pour l’incarnation absolue.
De plus, il ne cessa de se renouveler et de réinventer le théâtre libanais. Sa collaboration avec des personnalités telles que Michel Naba’a et Issam Mahfouz donna naissance à des œuvres engagées, abordant les thèmes du pouvoir, de la corruption et de la condition humaine et universelle. Avec Le Dictateur, il bouleversa la scène en s’emparant d’un dialogue minimaliste et percutant, représentant l’essence d’une époque chaotique.
À travers les décennies, il prit part à toutes les aventures théâtrales et télévisuelles, collaborant avec des metteurs en scène uniques comme Romeo Lahoud et Yaacoub Chedrawi. Ses rôles dans L’Émigré et Amrik Sayidna marquèrent une génération entière, tout comme son passage par le cinéma avec Nisaa fi Khatar en 1982.
En 1966, il épousa Laure Ghorayeb, poétesse et journaliste, avec qui il eut trois enfants: Walid, Rola et Mazen. Leur union fut celle de deux esprits libres et amoureux de l’art sous toutes ses formes.
Il est difficile de résumer l’impact indélébile que laisse Antoine Kerbaj au cœur de la scène artistique libanaise et son parcours dans les domaines du théâtre et du cinéma. Il est certain qu’il fut un homme de son temps, un témoin des changements artistiques et des bouleversements politiques du Liban. Il connut l’âge d’or du théâtre libanais et participa grandement à son essor. Il fit partie des visionnaires qui transformèrent les planches libanaises en une scène vibrante et contemporaine.
Les écrans se sont éteints. Le rideau est tombé. Antoine Kerbaj a vécu pleinement, et encore plus, en chacun de ses personnages. Il nous les laisse, comme une part du théâtre libanais, un film en noir et blanc qu’on rembobine, un écho de voix puissante qui résonnera éternellement dans les archives de l’âge d’or de notre Liban d’antan.
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